dimanche 29 décembre 2013

ONE OF US



Dans Le Loup de Wall Street le dernier Scorsese, l'intrigue minimale glisse sur toutes les amorces tragiques sur lesquelles elle aurait pu venir s'enfourcher. La mise en scène épouse le gonflement insensé de l'avidité de Jordan Belfort mais sans jamais enregistrer l'explosion de cette bulle désirante. Il y a bien des crises, des moments difficiles à digérer (le Krach d'octobre 1987, la scène des Lemmons, les deux divorces, l'arrestation) mais rien finalement susceptible de retourner cette hubris en véritable tragédie. La grenouille qui veut se faire aussi grosse que le beauf (un peu de bon goût lui aurait peut-être appris le sens de la mesure) n'éclate au bout du compte jamais. C'est que le délire qui habite Jordan Belfort est une sorte de maladie nosocomiale surrésistante qu'il a chopée dans un système s'avérant incapable de la traiter. Les flics peuvent bien venir interpeller notre héros, ils ne sont au final que des figurants dans un film publicitaire qui les englobe et qui continuera vaille que vaille. En l'arrêtant, ils ne ramènent pas Jordan Belfort vers le monde réel, à sa juste place, mais tout juste le contraignent-ils à faire une pause, la prison étant plutôt vécue ici comme un camp de remise en forme physique que comme une épreuve morale. La voix-off du héros branleur commente alors les images où on le voit tranquillement jouer au tennis dans son pénitencier : « Ce devait être sans doute pour moi le moment de payer les pots cassés comme disait mon père. Enfin toutes ces sortes de conneries. », montrant par là combien le discours moral aussi bien que toutes les vexations réelles, et donc plus largement toute dramaturgie, n'ont au bout du compte aucune prise sur son existence. Il est en quelque sorte un incurable, un intouchable, un condensé de vie à l'état pur dans tout ce qu'elle peut avoir de fascinant et d'effrayant, animée d'un projet si basique (jouir) qu'elle semble impossible à contenir. On pense évidemment à l'Alex d'Orange Mécanique ou plus lointainement encore au Dom Juan de Molière, héros, eux aussi, indomptables (c'est un lion qui apparaît dans le premier plan du film), la société rencontrant toutes les peines du monde à leur faire payer le prix de leurs désirs insensés (ils veulent bien dilapider mais se refusent toujours à payer).
Même le déchaînement des forces naturelles lors de la tempête méditerranéenne ne peut rien contre Belfort, tout obstacle débouchant pour lui sur une nouvelle fête (celle organisée par les sauveteurs italiens), une nouvelle envie, une nouvelle érection mécaniquement produite. Physiquement parlant, c'est un parcours du combattant car bien sûr, comme toujours chez Scorsese, il y a incorporation du « Mal » par le héros qui est à la fois le lieu d'expérimentation et le dispensateur du produit testé. Jordan, et c'est là la première leçon faustienne qu'il recevra de Mark Hanna (Matthew McConnaughey), doit avant tout se soumettre au diktat de la jouissance s'il veut être en mesure d'en vendre par échantillons au monde entier. Pour vendre du vent, il faut qu'il se voue à cette vanité corps et âmes, qu'il devienne son premier réceptacle. Or, placé sous la gouttière du système, c'est à des avalanches de jouissance auxquelles il devra faire face, sans toutefois jamais atteindre le martyr, le ballon de baudruche semblant, on l'a dit, ne jamais pouvoir arriver à son point d'explosion. Il est un pantin (DiCaprio, il faut le mentionner quand même, est impressionnant), un pénis qui se gonfle et se dégonfle au fil de ses branlettes, incapable d'accéder au rang de phallus et par conséquent incapable de contenter une femme (ce qui semble être d'ailleurs le dernier de ses soucis). Au milieu de tant de frénésie, noyé dans un tel déferlement d'images stupéfiantes, le spectateur finit presque par attendre avec impatience l'arrivée du jugement, l'irruption de la statue du commandeur qui viendra mettre un terme à tant de vaines débauches et délivrer ce pauvre Jordan de l'éternité de jouissances dans laquelle il s'est empêtré.  
Qu'on délivre ce gamin de sa quéquette, nom de dieu ! 
Mais rien ne vient trancher ou si peu. Pire, toute la justesse politique du film est contenue dans cette ironie qui veut que l'issue tragique à laquelle devraient logiquement aboutir les agissements de Jordan Belfort est constamment repoussée par les instances mêmes qui cherchent à la provoquer. Autrement dit les vexations opposées au puissant moteur libidinal qui propulse Jordan Belfort (et le système financier tout entier) sont beaucoup trop faibles pour être opérantes et installer le spectateur dans un contrepoint moral. Tout juste contribuent-elles à offrir au loup un temps de récupération, une pause salvatrice avant une nouvelle embellie. Ainsi nous l'avons dit de la prison, des divorces, des mauvais trips. Les instances de régulation de la dramaturgie classique (exposition, nœud, péripéties, dénouement) à l'instar des instances de régulation financière ne commandent plus rien, il n'y a plus personne dans la salle des machines, le commandant de bord est certes encore capable de ligoter Jordan Belfort le temps d'un petit voyage mais guère plus. A peine le temps d'atterrir que le voilà déjà reparti dans un nouveau trip, sortant indemne de tous les crashs et krachs inimaginables, court-circuitant une mauvaise descente de Lemmons en inhalant une nouvelle dose de cocaïne, se soustrayant à toutes les « petites morts » en ajoutant la jouissance à la jouissance. Face à tant de santé, l'intelligence de Scorsese, cinéaste cinéphile s'il en est, est de s'en remettre à un certain primitivisme cinématographique et de revenir, avec un montage beaucoup plus précipité cependant, à l'innocence luxurieuse et burlesque du cinéma hollywoodien des origines qui correspondait lui aussi à des « années folles ». Il est difficile de ne pas voir en effet dans les multiples scènes de débauche au travail du Loup de Wall Street l'écho lointain et amplifié de certaines scènes orgiaques qui hantaient le cinéma muet de l'époque. Dans ces temps édéniques où nul code Hays ne régentait encore la création, tout semblait possible et les héros pouvaient de leurs corps élastiques déjouer tous les pièges du réel. Hollywood, comme Wall Street aujourd'hui, était une sorte de zone franche où les excès des fabricants de rêve étaient plus ou moins tolérés, jusqu'à ce que les conséquences de la fameuse affaire Arbuckle finissent par changer la donne. Bref, le cinéma américain, de par son histoire, aurait théoriquement quelque chose à dire du démon de la démesure, il s'est fondé avec lui et contre lui, il a appris à jouer avec le feu, à dompter sa sauvagerie (le lion encadré de la MGM), en y incluant le regard du spectateur, en s'inventant une durée, en distillant le désir dans un certain standard et d'inévitables clichés. L'hypothèse que fait ici Scorsese, c'est qu'il faut revenir à cette frontalité première, remettre les choses à plat et ne pas avoir peur d'user de la caméra pour ce qu'elle était originellement : un moyen d'enregistrer le sensationnel, de capter l'emballement du monde. Pour être en mesure de rendre compte d'un événement aussi énorme et caricatural que la catastrophe financière qui s'abat sur le monde depuis ces trente dernières années, il faut faire le deuil d'une certaine dramaturgie et revenir à des fondamentaux. Non pas chercher à comprendre, ni à expliquer, ni à romancer, ni à vulgariser mais simplement montrer les clowns en action. Acte de croyance de Scorsese envers le cinéma mais aussi libération d'une pesanteur morale (Jordan Belfort n'est ni un fou, ni un dieu, ni un saint, ni un criminel, ni un bon, ni un méchant, c'est d'une certaine façon un monstre de normalité) qui lui permet de s'en donner à cœur joie, déversant son flot ininterrompu de clichés dans la pupille dilatée d'un spectateur qu'il voudrait, on le sent, réveiller. Car ce long spot publicitaire de trois heures qui passe volontairement sur « l'essentiel » (les suicides, les morts, les malheurs sont à peine évoqués) est une forme pure qui cherche un fond sur lequel elle pourrait s'imprimer. Un film à la recherche de simples spectateurs, capables de percer les bulles de savon qu'il produit. On aurait en effet tort de croire que ce déversement stupéfiant de visuel est seulement ironique. La profondeur que Scorsese a volontairement abandonnée pour donner du crédit à la bêtise essentielle du cinéma, il espère finalement la trouver dans l'oeil d'un public qu'il finira en dernière instance par interroger. Où est le grand commandeur ? Où sont les freaks qui par une nuit d'orage doivent juger l'un d'entre eux  ? Tranquillement assis dans leur fauteuil en train de regarder le loup de Wall Street tenter de les embobiner une fois encore. A qui vient-on d'éjaculer au visage pendant trois heures d'affilée ? Qui vient de se faire baiser par appel téléphonique interposé ? Où était la caméra quand Jordan Berfort montrait à ses collègues hilares l'art d'arnaquer un anonyme faisant mine de l'attraper ? Qui sont les agneaux invisibles de cette fable immorale ? Achèterons-nous encore ce putain de stylo dont on n'a pas besoin ? Scorsese questionne : « Vous en voulez encore ? ».

jeudi 28 novembre 2013

AU REVOIR


Revu Inside Llewyn Davis.

Parlé vite fait du film ce matin avec J. lors d'une réunion au boulot où il était question de tout autre chose que de cinéma. Nous échangions à voix basse et de façon concise de manière à ne pas perturber ce qui était dit par ailleurs par nos collègues.
Je lui dis : « J'aimerais avoir moi aussi des amis comme les Gorfein chez qui me réfugier de temps en temps. La moussaka, le taboulé, cette tendresse...»
Lui : « Oh non, quelle fatigue ! D'ailleurs quand il insulte la vieille barde sur la scène du Gaslight... »
Moi : « Oui ?»
Lui : « J'ai cru un moment qu'il s'agissait de Madame Gorfein parce qu'elle lui ressemble physiquement. Je me demande d'ailleurs dans quelle mesure cette ressemblance est voulue. »
Moi : « Ah oui génial ! Cette confusion est un geste critique à part entière. Beauté du contresens... »
Lui : « Calmos. »
Moi : « Mais si, le mari de la barde qui vient lui casser la gueule dans la ruelle serait le pendant vengeur du mari Gorfein qui, lui, est adorable. Deux anges, un bon et un mauvais... »
Lui : « Je ne crois pas que ça puisse te mener bien loin. »
Fin de la conversation.

Alors quoi dire ?
L'appartement des Gorfein est un port, une île sûre et confortable où Llewyn peut venir se réfugier. Contrepartie : dans ce confortable refuge, il est réifié par le regard aimable de ses hôtes qui le ramène constamment à ce qu'il est, à ce qu'il fut, jamais à ce qu'il pourrait devenir, tout simplement parce que les Gorfein aiment Llewyn pour ce qu'il est ou pour ce qu'il a été. C'est une sorte d'autre foyer familial avec une madame Gorfein qui cherche à prendre en charge la souffrance de Llewyn en chantant la partie de l'absent. En faisant cela, elle veut combler le trou béant que constitue pour Llewyn la perte de son partenaire mais Llewyn ne veut plus être deux, il veut garder cette perte « pure » en lui et chanter dorénavant à la lumière de cette absence. La nouvelle formule qu'il tente d'imposer à son art  c'est n-1, c'est-à-dire lui exposé à la souffrance de la perte (c'est à peu près le thème de toutes ses chansons). Il raillera toujours ceux qui ont choisi une formule de groupe, plus familiale, les Jim and Jean ou les quatre irlandais dans leurs pulls de laine et fera même le reproche à Jean, lors de leur conversation au café Reggio, de vouloir acheter une maison pour y fonder une famille.

Les sirènes du confort et de la gentillesse des Gorfein éloignent donc Llewyn de son « Village », du foyer artistique ou comme Ulysse, il doit affronter les prétendants et accéder à la « reconnaissance ».
Sortir de l'étouffoir Gorfein, c'est donc courir après l'Ulysse qu'il voudrait être. Si Llewyn n'arrive jamais à bon port, c'est qu'il ne part pas vraiment et agit plus comme Polyphème le cyclope, enfant colérique et maladroit, que comme un héros aventureux faisant preuve de mille ruses. Incapable de mettre la main sur sa proie (c'est-à-dire sur son désir), dont il ne connaît même pas le nom (son nom est personne), incapable d'embarquer, parce qu'incapable de saisir l'équivocité du monde qu'il l'entoure.
Personne n'est moins rusé que Llewyn, artiste sans compromis, lisant le monde avec l’œil unique de son talent. Il lui faudra ainsi presque toujours revivre deux fois les mêmes scènes pour finir par comprendre ce qu'elles impliquent (chez son producteur, chez sa sœur, chez les Gorfein, chez les marins, chez Jean, au Gaslight Café). Il ne dispose pour ainsi dire que d'une seule tête de lecture comme un saphir posé sur la matière noire de sa vie qui tourne en rond.
Quand par exemple Llewyn apprend par la bouche même du patron du Gaslight que Jean a couché avec lui en contrepartie d'un concert, il ne semble pas comprendre que si Jean s'est ainsi donnée c'est pour lui offrir, à lui Llewyn, une nouvelle occasion de se produire sur scène.
Toute son existence semble se dérouler dans son dos ; malgré cela, il continue d'avancer, faisant des boucles, dans l'espoir peut-être de se rejoindre lui-même. « Au revoir ».

Il y a dans le film un rôle crucial donné à l'emploi des noms : le nom ignoré du chat, l'usage des pseudonymes par ses comparses folkeux, tandis que lui s'accroche à son patronyme naturel, même si – l'ignoble jazzman lui fait remarquerce nom ne lui correspond pas vraiment. Sans cesse on le ramène au nom de son père et à ses origines galloises (« Davis ? Tu es le fils de Hugh Davis ? »), comme on le ramène à son ancien duo, ça l'exaspère mais jamais il n'ose ruser en s'inventant un nouveau nom, jamais il ne s'exonère de lui-même, jamais il ne joue le jeu du « born again », si bien qu'il n'y a pas de deuxième acte dans la vie de Llewyn Davis. Parce que son nom est ancré, lesté par le poids d'un vécu affectif qui irrigue son art, il est amené à croire que ce nom c'est lui, que c'est son destin comme on dit. Il sera Llewyn Davis ou rien. Mais rien justement (« personne » comme sait répondre Ulysse au cyclope) Llewyn n'arrive pas à l'être. Quoi qu'il fasse il reste prisonnier de lui-même, enfermé inside himself, dans cette absence pleine qu'il n'arrive pas à accoucher.

Quand Llewyn joue, il ne s'adresse pas vraiment aux autres. Comme si ses chansons étaient entonnées in petto mais distinctement. Le public du Gaslight a beau être là face à lui, il ne communie pas. La sublimation a bien lieu pourtant (les chansons sont superbes) mais c'est comme si elle n'accrochait pas, comme si le monde n'était pas concerné par cette beauté. C'est que l'arrogance de Llewyn place son auditoire dans une situation bizarre : il voudrait que les autres considèrent ce qu'il se dit à lui-même sans qu'ils puissent interférer, qu'ils se placent eux aussi à l'intérieur de Llewyn Davis mais sans le souiller. Pourtant lui-même le sait : il faut être deux pour danser le tango.

Quand, emprunt de fatigue à force de se consumer en tournant en rond dans la nuit, Llewyn condescend enfin à affronter les figures paternelles (son vrai père mais aussi Budd Grossman), c'est pour en finir : « Hang me or save me ! Tuez-moi ou sauvez-moi mais faîtes quelque chose vous les pères, prenez votre sabre, ouvrez-moi le ventre et dîtes-moi si les chansons que je porte sont mortes ou vivantes ! »
Les réponses seront sordides, excrémentielles ou monétaires. A l'endroit du père non plus, les chansons de Llewyn ne trouvent pas d'écho, elles n'atteignent pas l'oreille des dieux.
D'où la merde en retour. Le mot merde que Jean ne cesse de lui renvoyer au visage. Cette merde que Llewyn pense transformer en or dans ses chansons revient toujours à l'expéditeur dans sa forme première. Ainsi les paquets de disques invendus qui s'accumulent sous le guéridon du salon, cette merde qu'on n'arrive pas à faire circuler sous sa forme monétaire. C'est assis sur un chiotte qu'il lira : « What are you doing ? », non pas que sa musique soit à chier mais qu'elle ne s'adresse à personne en particulier, si ce n'est peut-être à lui-même et donc qu'elle n'est aucunement vouée à la circulation.

Dans son combat entre lui et le monde, Llewyn refuse de seconder le monde, et le monde - mais ça on a l'habitude - refuse de le seconder. Ni les dieux, ni les hommes ne sont ses interlocuteurs. Il vit dans cette sphère où seuls les anges sont susceptibles de l'entendre (qu'ils soient des anges bons comme les Gorfein ou des anges mauvais comme le mari de la barde – que le patron du Gaslight désigne d'ailleurs comme un ami de Llewyn). Prisonnier de ce système circulaire, la seule rétribution que Llewyn puisse attendre c'est soit une moussaka, soit un coup de poing dans la gueule dans une sombre ruelle.

Cette dernière scène évoque d'ailleurs la lutte de Jacob avec l'ange ( « Il resta seul, et quelqu'un lutta avec lui jusqu'à l'aurore. » Motif que Philip Roth a lui-même exploité à plusieurs reprises je crois.) Mais une lutte ici qui n'aboutirait sur aucune reconnaissance mutuelle des combattants, juste la possibilité d'un  au revoir qui n'est pas un adieu ou un faretheewell - deux mots très employés dans les chansons folk - mais l'ironique constatation par Llewyn Davis lui-même de l'impossibilité d'en finir avec Llewyn Davis. Ni vraiment mort, ni vraiment vivant, enfermé dans le malheur de n'être que lui-même. 

dimanche 10 novembre 2013

ÉVAPORATION DE TROIS NOTES CONDENSÉES

HAEWON ET LES HOMMES de Hong Sangsoo



1 - Condensation : transformation de la vapeur (sentiments) en liquide. Pluie. Larmes devant sa mère.
Volonté d'Haewon de clarifier ce brouillard généalogique et amoureux. Concrétiser les rêves. "J'ai envie de boire". Ce besoin de franchise, de dire les choses sans les cacher, de sortir de cet entre-deux fantomatique dans lequel elle est enfermée (entre-deux identitaire, géographique, professionnel puisqu'elle est étudiante, et enfin amoureux.) Besoin de solide, de massif mais nécessité aussi de rester fluide et vivante. Donner forme à l'invisible, comme le drapeau coloré permet de voir le vent.

2 - Évaporation : les hommes. 
Fumée, brouillard, ivresse confuse, oubli systématique, mensonge. Le jeune moustachu, l'ami de Scorsese mais surtout Seongjun, le cinéaste-professeur, tous fument - "J'ai envie de fumer"- et tous sont un peu fumeux. 
La magie allénienne de l'ami américain, cette façon qu'a Seongjun de vouloir cacher leur amour dans un nuage de mensonges, autant de brumes. 
Haewon dans son désir de clarté écrase les fumigènes semés par le discours masculin mais en même temps elle ne peut s'empêcher d'être à chaque fois attirée par cette rhétorique de l'évaporation, de succomber à nouveau à cette esthétique du flou et du grésillement (la symphonie de Beethoven). Pourquoi ? Parce qu'elle ne veut pas non plus être figée par le concret à jamais, comme une statue. Elle a besoin de cette magie, de ce brouillard romantique, de ce jeu de pistes pour continuer à avancer et donner forme autant qu'il est possible à ses états de somnolence. Elle s'y accroche. Elle a besoin du sommeil pour pouvoir se réveiller.
Le brouillard qui entoure le fort dans la merveilleuse dernière séquence du film.

3 - Entre le solide et la vapeur, le film pose la question de ce qu'on va devenir, de ce qu'y restera de nous au réveil : une poupée (Miss Corée), la maîtresse attitrée d'un époux dépressif , une actrice hollywoodienne, une statue (du métal à l'état de fusion qui s'est solidifié), une enfant perdue, un fantôme. 
Hésitation face au définitif : "Ça en dirait trop sur moi-même." Léger strabisme de Jeong Eun-chae qui séduit (charme etc. etc.) mais qui symbolise aussi cette difficulté à fixer les choses.  
La source (c'est-à-dire les parents, le désir initial) s'étant perdue, Haewon ne peut plus maintenant s'en remettre qu'au charme du semblant (toujours la symphonie de Beethoven, sa version altérée par le temps.) 
Dans cet interrègne, un vieil homme lui donne à boire un alcool (remontant) qui a la couleur du lait (descendant.) Oscillation.

samedi 9 novembre 2013

LA FACE B DU RÊVE AMÉRICAIN

ED HARRIS PRODUCTEUR DU GROUPE DE ROCK APOLLO 13


1- Revu Apollo 13 de Ron Howard dimanche dernier sur HD1 (chaîne appartenant au groupe TF1. Slogan : "Toutes les histoires sont sur HD1".)  Malgré le handicap imposé par les conditions de sa diffusion (version française entrelardée de pages de publicités interminables), je voulais le revoir au regard de Gravity puisque Cuarón nous y incite, prêtant la voix d'Ed Harris au directeur de vol basé à Houston. Clin d'œil d'autant plus frappant que quelques minutes à peine après le début du film cette voix si rassurante s'interrompt tout à coup pour ne plus jamais se faire entendre. C'est un peu la fin brutale d'une longue histoire. En 1983 dans L'Etoffe des Héros de Philip Kaufman, Ed Harris interprétait John Glenn, pilote d'essai devenu l'un des pionniers de la conquête spatiale américaine en intégrant le programme Mercury.
Il y eut ensuite en 1989 le magnifique Abyss de Cameron (1989), film de science fiction aquatique, où Ed Harris incarnait Virgil, le bien nommé, chef d'une mission sous-marine qui l'amènera à faire l'expérience des limites, tant corporelles que rationnelles. Deux rôles qui lui valurent sans doute d'être choisi en 1995 par Ron Howard pour interpréter le très expérimenté directeur de vol de la mission Apollo 13 au centre de contrôle des opérations spatiales de Houston. Puis enfin aujourd'hui Gravity où, privé de corps, il n'est plus qu'une voix impuissante, réduite au silence dès la première menace. Bien sûr, la belle et longue carrière qu'Ed Harris continue de mener n'est aucunement réductible à ce carré de films qui d'ailleurs ne forme pas vraiment un tout bien homogène et si l'on peut en faire ressortir une certaine continuité thématique (Abyss jouant quand même ici le rôle d'intrus), il faut tout de même noter une grande disparité dans la qualité des films en question (certains sont bons, d'autres vraiment pas.).
L'intérêt de cette juxtaposition ne réside donc pas dans la comparaison de ses termes mais plutôt dans le circuit chronologique qu'y emprunte la fonction Ed Harris. Cette trajectoire a l'envergure d'un destin et l'on peut presque, à travers l'évolution des rôles qu'il y tient, en extraire un cinquième film qu'on déduirait des quatre autres.  Une jeunesse aventureuse et insolente (L'Etoffe des Héros) ; un âge adulte où l'expérience des limites atteint une sorte d'accomplissement, une ouverture vers l'autre (Abyss) ; un âge mûr consacré à la supervision paternaliste, à la transmission - au sens littéral du terme - de son savoir-faire (Apollo 13) et enfin ce moment fatidique où, le corps diminué, la voix même finit par ne plus porter (Gravity).
On voit que ce cinquième film est assez classique somme toute. S'il était une chanson, ce serait un standard américain avec quelques moments de bravoures sous forme de solos.

2- Je dis cela parce qu'en revoyant Apollo 13, j'ai soudain compris quelle partition se jouait devant moi et pourquoi elle m'avait d'abord laissé insensible. Apollo 13 est un film très médiocre, pratiquement impossible à sauver (ha ! ha ! ha !) d'un point de vue critique. Pour ce faire, il n'y a qu'un seul moyen : l'insérer dans un champ plus vaste qui le dépasse et le restaure dans sa valeur élémentaire. C'est le propos même du film : transformer l'échec d'une mission en réussite collective. Rien de surprenant donc à ce que Ron Howard fasse entièrement reposer sa mise en scène sur le traditionnel savoir-faire hollywoodien, savoir-faire technique, savoir-faire scénaristique, savoir-faire des acteurs et se cantonne au rôle de faiseur, sans chercher à ajouter à l'ensemble une once de touche personnelle. C'est même assez bravement qu'il refuse le statut d'auteur, il sait qu'Hollywood comme la Nasa est une grosse machine assez lourde qui ne peut pas décrocher la lune à chaque fois. Combien d'essais, de lancements ratés, de missions avortées, d'heures de travail effectuées par des anonymes  pour que deux péquins chanceux finissent par poser le pied sur la lune et bénéficient d'une renommée planétaire (un peu comme ces grands fous du Nouvel Hollywood qui, après quelques fulgurances,  pensaient avoir le monde à leurs pieds) ?  Or que fait-on entre deux exploits ? Qui continue de faire tourner la machine ? Des gens comme Ron Howard, professionnels consciencieux qui ont pour valeur fondamentale le travail collectif. Apollo 13 est un éloge presque publicitaire de ce savoir-faire américain qui exalte la complémentarité des compétences, la Nasa, ou Hollywood étant les prototypes mêmes de ces institutions sachant rassembler des individualités hétéroclites et brillantes venues du monde entier (des génies allemands par exemple) autour d'un projet qui les dépasse et fonde la communauté.

Du rêve américain, on pourrait dire comme d'un disque vinyle qu'il a deux faces, la face UP (héroïsme, individualisme, réussite personnelle, self made men) et la face DOWN (professionnalisme, communauté, nation, sauvetage des stars déchues qui  retombent sur terre).  Ron Howard joue sur la face DOWN, c'est un musicien de studio. Dans Apollo 13, c'est le groupe qui se serre les coudes pour tendre un drap aux leaders qui ont loupé leur mise en orbite et manqué leur rêve. Toute personnalité trop marquée, tout égotisme exacerbé représentent dès lors un danger potentiel (Kevin Bacon seul élément a priori dissident du film finit par montrer patte blanche.) Ainsi, ce manque d'originalité que l'on a pu justement diagnostiquer à propos de l'oeuvre de Ron Howard est en réalité le moteur même de son cinéma.  L'exception pour lui, si fascinante soit-elle, est toujours dangereuse, elle peut conduire à la folie (Un homme d'exception) et le but de la communauté sera justement de se mettre en position de pouvoir porter secours, tels des pompiers, aux échoués de la face UP (Backdraft). C'est là une technique bien connue des historiographes qui redéfinissent l'objectif de la mission en fonction de sa réussite ou de son échec. Si l'on arrive à marcher dessus, la Lune est la Terre promise, si l'on n'y arrive pas c'est alors l'Amérique qui redevient la Terre promise et le retour lui-même, même s'il procède d'un échec, doit devenir un exploit.




3-  Le fameux geste du pouce de Jim Lovell (Tom Hanks) éclipsant la Lune depuis la Terre dit bien comment le désir et son accomplissement sont soumis à l'alternance, aux cycles, obéissent en quelque sorte aux horaires des marées. Comment fait-on quand on arrive après, quand ce n'est plus l'heure ?
Continuons pour rire et pour conclure de filer la métaphore musicale : l'équipage d'Apollo 13 est en réalité un groupe de rock qui part à la conquête du hit-parade. Ils veulent atteindre le sommet des charts. Une équipe de professionnels est là pour enregistrer leur nouveau single. Tout est prêt. Gene Kranz (Ed Harris), ancien musicien lui-même, est à la production, bien installé aux commandes de sa table de mixage tel George Martin. Au dernier moment, on doit remplacer un des membres du groupe pour des raisons de santé. Dans l'urgence, un musicien un peu branleur et a priori pas très sûr prend sa place. Cependant l'aventure passionne peu les foules et les médias, la promotion du disque à venir ne prend pas. On est en 1970, les grands groupes de rock des sixties ont déjà accompli leurs oeuvres et ce que s'apprêtent finalement à enregistrer les membres d'Apollo 13 n'est rien d'autre que la reprise d'une célèbre chanson créée par un groupe légendaire (Apollo 11). Ils viennent après et ne seront en tout état de cause qu'un groupe mineur. La première face n'est pas encore enregistrée que déjà, catastrophe, la possibilité d'un succès s'évanouit. On fait alors le tour de son rêve perdu. On l'observe de loin. Sur la face visible de la Lune, on aperçoit les Beatles avec ses deux leaders emblématiques, Neil Armstrong et Buzz Aldrin, en train de donner un concert pour les siècles des siècles. On aura quant à nous le droit de contempler la face cachée (belle séquence du film d'Howard où le vaisseau emprunte l'orbite lunaire pareil au saphir d'une platine qui atteint la fin de la face A et glisse vers la transitoire d'extinction, cette zone sombre et lisse où seul un craquement régulier se fait entendre.) On retourne alors le disque et on enregistre une bonne face B.  Retour sur Terre, fin de l'histoire, pas de chef d'oeuvre à l'horizon mais la satisfaction d'avoir apporté sa pierre à l'édifice. Quelques nostalgiques se souviendront de nous.



jeudi 31 octobre 2013

SNOWPIERCER de Bong Joon-ho



Par quelque bout qu'on le prenne, Snowpiercer échappe, fuyant comme une anguille. D'où cette impression désagréable d'avoir affaire à un film qui ne nous regarde jamais dans les yeux, un peu faux-jeton. Son côté grotesque et satirique - une marque de fabrique chez Bong Joon-ho – ici contamine tout, démoralise tout, de la tête aux pieds, digérant la quasi-totalité des situations et des personnages, du meneur Curtis jusqu'au spectateur lui-même qui, bon public, avait d'abord cru à la révolte et se retrouve aussi dépité que le héros quand il s'aperçoit que toute cette histoire se mord la queue. Tout élan, qu'il soit d'amour sincère ou de révolte brute, y est castré d'avance, mutilé, auto-régulé à la façon de nutriments dans le gigantesque intestin roulant que représente le train.
Dans The Host, si le combat tragi-comique de la famille Park contre le monstre aquatique fonctionnait à merveille, c'était qu'il se tenait sur terre, à ciel ouvert, conférant à chacun des protagonistes une liberté de mouvement et donc une possibilité d'évolution, aussi burlesque fût-elle. Le monde était un terrain accidenté, corrompu, pollué mais qui donnait tout de même à cette famille de bras cassés la possibilité de faire face. Dans Snowpiercer, toute famille humaine (et le regard du spectateur avec) est perdue d'avance dans la mesure où elle a été préalablement absorbée par le monstre froid, évoluant dorénavant à l'intérieur de son ventre, soumise à la sophistication de son système digestif et contrainte à un seul mouvement : avancer.
Bong Joon-ho a beau varier les ambiances en fonction des wagons traversés et tenter par le mouvement incessant de sa caméra de multiplier les perspectives pour offrir un peu d'air à l'ensemble, le film laisse toujours cette impression pénible et étouffante d'avancer dans sa propre gangue. Chaque péripétie n'y apparaît que comme la résultante d'un processus mécanique qui englobe toute liberté humaine (la seule liberté absolue que possèdent les hommes dans le film est le sacrifice). C'est comme si le malthusianisme appliqué du sinistre Wilford (Ed Harris) empêchait jusqu'au scénario de se déployer, vitrifiant tout bourgeon narratif. Bref, « le film paraît un peu académique, comme tous les films qui font peser sur les destins singuliers des personnages une ombre plus grande qu'eux.1 »

Reste tout de même les figures de Minsoo et de Yona, génialement interprétées par Song Kang-ho et Ko Ah-sung déjà père et fille dans The Host. Bong Joon-ho aurait aimé en faire, on le sent, les vrais héros du film. Leur force en tant que personnages (un peu punks, un peu médiums), mais leur faiblesse en termes de narration (ils sont comme bouturés au récit), c'est d'être non tributaires du dispositif initial qui soumet tous les autres personnages à un processus de dégradation. Ils sortent comme des deus ex machina de leur boîte, seuls à avoir gardé leur humanité intacte (et quelques clopes avec), libres et sauvages. Dans ce film constipé, pris au piège de sa propre démonstration, ils auront le rôle vertueux entre tous de laxatifs (ils font sauter les portes) et lui offriront finalement la seule issue possible : le déraillement.

1 - Serge Daney à propos d'Une affaire de femmes de Chabrol dans L'exercice a été profitable, POL, p. 134

dimanche 27 octobre 2013

LES MÉTAMORPHOSES DE LA GRENOUILLE

GRAVITY d'Alfonso Cuarón



1 - Quand l'année dernière Félix Baumgartner faisait la une des journaux pour avoir effectué le saut le plus haut de l'histoire de l'humanité (38 969,3 mètres), je me souviens qu'un philosophe interrogé à ce sujet sur France Culture avait justement remarqué combien, en quelques années, l'horizon d'attente de la conquête spatiale s'était modifié. Il ne s'agit plus aujourd'hui, comme ça l'était de la fin de la seconde guerre mondiale jusqu'aux années 90 disons, de conquérir l'espace pour y chercher de nouvelles frontières mais, et c'est un projet paradoxal d'un point de vue technique, d'apprendre à reposer les pieds sur terre. Comme si, dans ce laps de temps, la technologie nous ayant tellement éloignés du monde et des lois élémentaires qui régissent nos conditions d'existence, nous vivions désormais comme des bulles soumises au gré des aléas sans plus savoir nous tenir debout et marcher, condamnés à voir nos vies du point de vue de Sirius, sans aucune prise sur elles. 
Gravity part de là. L'horizon des protagonistes n'est plus l'espace -on y est d'emblée- mais la Terre elle-même. C'est le sens de ce plan où, dans les premières minutes du film, la caméra suit le regard contemplatif de Matt Kowalsky (George Clooney) pour nous montrer la Terre comme si c'était un ciel à part entière, envahissant tout l'écran, unique horizon d'attente du film et lieu à reconquérir.

2 – Comment vit-on là-haut ? Tout y semble plus facile et tout y est pourtant plus fastidieux. Le bain amniotique des apparences (apesanteur, silence, immensité) nous englobe et nous fait perdre de vue l'hostilité de l'environnement (pas d'oxygène, températures extrêmes, grande vitesse de déplacement). L'état d'apesanteur euphorise les hommes (ce diplômé d'Harvard qui se met à danser comme un ado), les étourdit (Ryan, interprétée par Sandra Bullock, s'abrutit à réparer un émetteur. Ne voulant pas lâcher son travail en cours et refusant d'écouter sa fatigue corporelle, elle manque d'égarer ses fuyants outils).
D'un côté, ils ont sur le monde cette hauteur de vue grisante qu'on attribue traditionnellement aux dieux et de l'autre ce ne sont que des larves, des êtres fragiles et empotés fondamentalement séparés de leurs potentialités. Caparaçonnés dans leurs blanches combinaisons, leur protection les amoindrit. Leurs déplacements sont certes plus légers mais plus patauds. Sourds au bruit du monde qui les entoure, il leur est très difficile d'estimer les distances ou d'évaluer la violence des chocs. On pourrait dire que l'absence de gravité (pesanteur) les empêche de bien apprécier la gravité (danger) de la situation. De plus, une certaine confusion temporelle les habite. Dans le monde éthéré dans lequel ils évoluent, tout est en instance d'évaporation, y compris eux-mêmes. Et pour lutter contre cette force de dispersion perpétuelle, les astronautes doivent perdre un peu plus encore d'autonomie en se soumettant inconditionnellement à la technique. Il faut s'attacher par des sangles, rester groupés, évoluer comme des abeilles inter-dépendantes (avec George Clooney en bourdon rieur – sa liberté de mouvement se réduisant au record de durée d'une balade) au sein d'une organisation réticulaire qui sécurise en même temps qu'elle déresponsabilise. Ce réseau est doublé par celui des télé-communications radio où la voix rassurante, paternaliste et ubiquiste de Houston résonne et recueille, supervise, analyse, redistribue les informations. Bref, derrière l'euphorie et la splendeur du panorama, une aliénation presque totale. La Nature, de loin bien sûr ils en apprécient la grandiose beauté mais, comme pourrait le faire des spectateurs de cinéma modernes, à travers l'écran de leur casque et n'entendant que des voix artificiellement retransmises dans des haut-parleurs. En réalité, leur corps et leurs sens sont tellement déréalisés dans l'illusoire carapace que leur offre la technologie, qu'ils sont en passe d'oublier ce que c'est que la Terre, ce n'est déjà presque plus qu'un souvenir dont on peut encore parler, une sorte d'idée vague, une private joke qu'on partage mais dont on ne connait plus la chuteNous ne savons plus allumer le feu, nous ne savons plus dire les prières, nous ne connaissons même plus l'endroit dans la forêt mais nous savons encore raconter l'histoire. » dans Hélas pour moi de Jean-Luc Godard).

3- L'habile idée de Gravity, c'est d'externaliser la fin du monde, de déplacer la catastrophe dans l'espace afin que le problème qu'on fuyait (la vie terrestre et ses inconvénients) sur le mode d'anywhere about of the world finisse par devenir sa propre solution (ce qu'on finit par vouloir, c'est retrouver la vie terrestre). Car que diable, Matt Kowalsky et Ryan Stone, allaient-ils faire dans cette galère ? Ils fuyaient la réalité de la vie humaine, ses contingences absurdes (une enfant tombe, elle est morte, alors qu'elle aurait tout aussi bien pu se relever), ses injustices, ses trahisons (les femmes de Kowalsky le quittent). De leur point de vue, il n'y a d'une certaine façon plus rien sur Terre. C'est vide. Ce qu'on croit au détour d'un plan être l'éclairage artificiel des villes vues de l'espace n'est peut-être en définitive qu'un gigantesque incendie qui embrase le monde. Ils sont les derniers hommes et ils ont quittés la Terre comme on prend sa voiture pour avancer sans penser à rien, retrouver une pureté d'être, un état d'inconscience (ébriété divine) et de sécurité (protocole scientifique). Matt et Ryan ont pour ainsi dire atteint le stade terminal de l'ultra moderne solitude (ivresse, technique et bavardages), il sont des sortes d'Adam et Eve post-modernes qui, en prenant un peu de hauteur, pensent être libérés du poids du monde et avoir atteint le Paradis. Ils n'y sont en réalité, on l'a déjà dit, que des avortons à l'état quasi-fœtal, empêchés par leur cordon ombilical. Jusqu'à ce que la catastrophe survienne et les libère ou plutôt les oblige. Douche froide qui remet leurs corps en alerte, les prive du pilotage automatique existentiel dans lequel ils s'étaient installés et les contraint à user à nouveau de leurs sens et de leurs instincts. Les liens cèdent, la radio s'arrête, le temps cyclique revient dramatiquement se rappeler à eux (toutes les 90 minutes -la durée moyenne d'un film- une pluie de débris s'abat sur eux comme une aiguille d'horloge).
A partir de ce moment, Ryan (puisque le film se focalise plus spécifiquement sur elle) a le choix : s'évanouir dans l'immensité lestée par le poids de son deuil ou se réinventer un nouveau centre de gravité (Ryan Stone – ce qui signifie pierre en anglais comme chacun sait- doit choisir de quel côté elle va retomber). Après maintes tergiversations et résignations, et bien sûr avec l'aide déterminante et persistante de Matt Kowalski (on reviendra plus tard à ce personnage rémanent qui a une classe folle) Ryan finira par choisir le retour quasi-nietzchéen à l'existence. Il lui faudra dès lors remonter comme un saumon le cours du fleuve, de station orbitale en station orbitale, pour retrouver la source qu'elle fuyait d'abord.

4- Il y a, après la première pluie de débris, cette image mémorable de la tête du collègue astronaute (celui d'Harvard), perforée et pétrifiée par le retour ultra-violent du réel. On voit alors littéralement au milieu de son visage un lac de néant, comme si l'arbitraire s'était imposé par la force au sein d'un corps hermétique qui préservait jalousement son intégrité. Par la violence de cette image, où l'homme est ravalé au rang de poupée de porcelaine, Ryan comprend tout à coup, qu'en dépit des apparences, dans l'espace comme ailleurs on n'échappe pas à la contingence. Pire encore, c'est ici qu'elle se manifeste avec la plus grande virulence dans la mesure où nos sens y sont aliénés. Le spectateur comprend alors, c'est là la dimension théorique du film de Cuarón qui est aussi une réflexion sur les moyens modernes dont dispose le cinéma, que l'espace amniotique dans lequel évolue les astronautes, est l'avers du monde de l'image numérique dans lequel évolue les acteurs. Tout comme les personnages sont plongés dans l'espace infini, les acteurs baignent dans un gigantesque fond vert, où l'on redessine l'univers à coups de milliards de pixel. Le monde s'est éloigné dans sa propre représentation. Les acteurs y miment tant bien que mal la vie, sans aucun repère stable ou naturel, entourés d'une technologie qui les prend en charge. Pour le spectateur, d'un côté tout y semble bénin parce que rien n'y est vrai, et de l'autre tout y devient possible et terrifiant parce que les effets spéciaux n'ont quasiment plus de limites en matière de représentation. L'imagination la plus débridée pourrait s'y étaler à l'infini comme de la confiture (c'est ce que font les mauvais réalisateurs de science-fiction contemporaine : nous engluer dans la course à l'échalote du « tout est possible » imaginaire). L'idée toute simple de Cuarón, cinéaste talentueux et déjà remarqué (Le Fils de l'Homme), c'est d'utiliser lui-même tous les moyens offerts par la technologie numérique mais pour en inverser l'usage. Le but n'est plus d'accentuer la dispersion du spectateur en le désorientant (c'est tout le début du film) mais de réinvestir progressivement le regard humain d'une certaine pesanteur, le reconcentrer, lui reconférer sa gravité (profondeur) originelle et lui offrir une certaine tenue (cf. Daney : un cinéaste, c'est quelqu'un qui donne une place au regard du spectateur, qui ne le laisse pas aller n'importe où). Ainsi la mise en scène s'aligne sur le projet de Ryan, retrouver la terre ferme, traverser le centrifugeur des images numériques et ses potentialités infinies pour retrouver au final la prise de vue réelle. Toute bête.


5 - Jamais la 3D n'a peut-être été si intelligemment utilisée. L'usage qu'en fait Cuarón épouse le cheminement du film. Elle n'est pas un plus ajouté à l'expressivité des images mais une dimension indispensable à leur pertinence. Comment aurait-on pu prévoir que le meilleur moyen d'utiliser la 3D était de lutter contre elle ? Qu'elle ne serait jamais aussi belle et efficace qu'en la faisant progressivement se dissoudre dans l'atmosphère, en lui imposant petit à petit un point d'équilibre (la Terre)? Cette technique de judoka utilisée par Cuarón face au monstre technologique porte ses fruits. Il y a bien des saillances, quand par exemple les débris viennent face caméra droit dans le regard du spectateur, mais elles ne le dissipent jamais, car l'image du visage perforé de l'astronaute nous est restée en mémoire et nous rappelle la gravité de la situation. Notre regard est bien troué, cloué par l'intensité de l'événement, mais tout l'objet de la deuxième partie du film sera justement de reconstruire ce regard perdu, de restaurer notre point de vue.
Quand j'ai vu le film mercredi, jour de sa sortie nationale, dans une salle pleine à ras-bord, j'ai été étonné de trouver cette qualité d'attention dans la salle durant la projection. Chacun était requis par un silence inhabituel dans les multiplexes, les souffles semblaient coupés. Le cinéma rivalisait bien avec le réel mais à la loyale. Nous étions peut-être des astronautes confinés dans une navette, prisonniers d'un spectacle total mais l'objet de ce spectacle était de nous affranchir de sa puissance de sidération, pour que nous sortions de la salle debout, sur nos deux pieds, et non pas assommés.

6 – Il y a, il faut l'aborder, une dimension mystique dans Gravity qui court tout le long du film et culmine au moment où Ryan bloquée dans le soyouz se laisse glisser vers la mort dans l’espoir d’y rejoindre sa fille. L’odyssée spatiale de Ryan est aussi pour elle l’expérience du tombeau (dans gravity en anglais on entend le mot grave, la tombe). Sa libération passe par un séjour aux enfers desquels il lui faudra s'extirper. C'est une épreuve initiatique classique que l'on retrouve dans tous les grands récits mythologiques humains. Mais ici particulièrement d'où Ryan tire-t-elle la force de s'en sortir ? Qu'est-ce qui la fait renaître ? Disons que pour saisir la dynamique de son sursaut, il faut peut-être scolairement décomposer son cheminement en trois étapes majeures, chacune cycliquement ponctuée par le retour du nuage de débris.
La première est le bout de chemin qu'elle fait avec Matt. C'est le moment de l'apprentissage. Avec ce professionnalisme cool qui le caractérise, Matt réapprend à Ryan à se localiser dans l'espace (où est le soleil ?), dans le temps (les fameuses 90 minutes) mais aussi dans son histoire personnelle de manière à ce que l'arbitraire dément qui s'abat sur elle reprenne un peu sens à ses yeux. Cette conversation semi-dragueuse mais toujours courtoise et drôle, c'est surtout une façon pour lui de la faire parler, elle, de son passé et de donner une chance à l'avenir (pourquoi pas une aventure entre eux après tout, s'ils s'en sortent ?), pour que ce présent catastrophique ne soit pas envisagé comme une éternité insurmontable mais juste comme un mauvais moment à passer. C'est une sorte de formation accélérée donnée dans l'urgence par le plus doué des professeurs de charme. Et la réinscription dans le temps et dans l'espace du corps de Ryan sous les effets de la séduction de Matt Kowalski est le prétexte de quelques unes des scènes les plus drôles du film, George Clooney étant vraiment plus que parfait dans le rôle.
La deuxième étape sera celle de la perte et de la solitude totale. Kowalski en se détachant, rappelle à Ryan la loi qui régit tout film d'aventure  : pour avancer, il faut lâcher certaines choses afin de pouvoir en agripper d'autres. En l'occurrence et dans les circonstances que l'on connaît quand on a vu le film, ce n'est pas à proprement parler un sacrifice que fait Kowalski ; il voit simplement dans le fait de se décrocher la meilleure façon de continuer à être aux côtés de Ryan. Et ça marche ! Car dès lors, seule dans l'immensité, privée de toute communication radio, Ryan devra non seulement mettre en pratique ce qu'elle vient d'apprendre mais aussi inventer une nouvelle façon de communiquer. «Houston, si vous m'entendez... », ces phrases en forme de bouteilles à la mer ne suffisent pas. Il faut pour se libérer de leur silence éternel apprendre à écouter les morts. Le bavardage humain ou sa lettre (les manuels en chinois qu'elle ne sait pas lire) ne peuvent rien pour Ryan si ce n'est l'enfoncer un peu plus. Ce pourrait être alors une prière traditionnelle, on voit l'image d'un Christ orthodoxe puis d'un Bouddha dans la navette spatiale chinoise. Mais la caméra glisse sur ces figures messianiques et dans le feu de l'action, elles apparaissent plus comme des égaux de Ryan (en passe elle aussi de traverser la mort) que comme des figures divines à qui s'en remettre. Non, ce qui viendra sauver Ryan, c'est plutôt et presque ironiquement le cinéma hollywoodien lui-même : une certaine idée du comique moral incarnée par la figure du fantôme (The Ghost and Mrs Muir). Comme dans un rêve, il entrera sans la moindre gêne par le hublot du tombeau qu'on s'est assigné, sortira une bouteille de vodka qui était cachée dans un coin et nous dira clairement en quelques lignes bien senties ce que nous ne savons pas que nous savons. A savoir : « C'est vrai qu'on veut rester là parce qu'on est bien ici assis dans nos sièges mais l'idée, c'est de s'en sortir. »
Pourquoi ? Parce que.
A l'arbitraire de la catastrophe, il n'y a au bout du compte qu'une seule réponse possible : l'arbitraire de la joie. La pure joie de renaître à soi-même sans raison valable.
A partir de là, armée de cette raison de vivre aussi absurde et impérieuse que la catastrophe elle-même, Ryan filera plus droit. Elle peut à bord de sa capsule cesser de tergiverser et aborder l'atmosphère entourée d'autres débris, telle une décharge spermatique se ruant vers l'ovule terrestre.
Le brutal franchissement du point de bascule gravitationnel, la trop rapide inversion des forces d'attraction, la fait d'abord passer d'un liquide amniotique à un autre. Là-bas c'était l'apesanteur qui l'engloutissait ici c'est la pesanteur, on est juste de l'autre côté du miroir. Mais plus très loin cependant de l'objectif final de Ryan et de la mise en scène de Cuarón qui, telle la grenouille, auront su passer du stade aquatique au stade terrestre, en passant par le rampement, pour finalement  : se tenir debout et marcher.







dimanche 20 octobre 2013

NOTES SUR L'INSISTANCE DANS DEUX FILMS D'ABDELLATIF KECHICHE

La Graine et le Mulet et La Vie d'Adèle, chapitres 1 et 2.




« Il faut employer beaucoup d’art pour empêcher l’homme social d’être tout à fait artificiel. » 
Jean-Jacques Rousseau

« Tout est fabriqué et tout est naturel chez l'homme, comme on voudra dire, en ce sens qu'il n'est pas un mot pas une conduite qui ne doive quelque chose à l'être simplement biologique - et qui en même temps ne se dérobe à la simplicité de la vie animale, ne détourne de leur sens les conduites vitales, par une sorte d'échappement et par un génie de l'équivoque qui pourrait servir à définir l'homme. »
 Merleau-Ponty


« Ma seule religion est les spaghetti. » 
Francesca Woodman 


UTOPIE CANNIBALE

On pourrait partir du sous-titre Chapitres 1 et 2 qui, à l'exemple de la Graine et le Mulet, place le dernier film de Kechiche sous le signe ambigu de la conjonction qui sépare autant qu'elle unit. C'est toujours dans cet espace, dans cet entre-deux où s'actualisent les rencontres que Kechiche opère, dans cette zone sensible où les êtres se recoordonnent intimement et socialement. Si l'image semble si vivante, c'est qu'en son sein ça se coud, ça cherche à se tenir ensemble, ça se tend et ça se déchire, presque dans un même élan. Dès lors, le film est-il un manteau d'arlequin qui veut s'adjoindre toute singularité pour donner à voir l'étoffe même du monde avec ses rimes et ses contrastes, ses coutures et ses accrocs ? Ou le film kechichien est-il plutôt un monstrueux blob d'affects qui dévorerait tout sur son passage, faisant passer chaque situation par la moulinette des émotions ?
Avant de pouvoir répondre, il importe selon moi d'insister sur la première option, trop souvent occultée, avec cette idée qu'un bref examen de la dimension utopique du cinéma de Kechiche nous permettra peut-être de mieux appréhender son imposante dimension affective, attendu qu'il ne s'agit pas d'un simple projet chimérique mais bel et bien d'une tentative de réalisation concrète, ne serait-elle que cinématographique.
Or, comme souvent lorsqu'il s'agit de réaliser un rêve, la question de son application, des bonheurs comme des vicissitudes qu'elle engendre, vient à se poser. Kechiche, il le sait, n'échappe pas à la règle et dès que d'un côté il ajoute une pièce à son manteau d'arlequin, ça se déchire inexorablement de l'autre ; l'ouvrage étant soumis à de telles tensions internes qu'il ne peut prendre forme qu'en se défaisant et n'avoir pour seule vérité que ses « bords déchiquetés ».

C'est d'ailleurs presque exactement ce qui arrive au projet de Slimane dans La Graine et le Mulet. Proposer un couscous, c'était pour lui tenter de recoudre ensemble l'intime et le social. Il ne s'agit pas simplement d'y marier des ingrédients différents et ainsi de rassembler en son sein les points du territoire dont ils sont issus (la mer, la terre, ce qui explique que le repas se situera logiquement "à quai", autrement dit sur le point de jonction des deux territoires) mais tenter de faire à nouveau monde ensembleC'est pourquoi il conviera à ce banquet tout le disparate d'une société divisée : membres d'une famille désunie, amis et ennemis, professionnels et amateurs, jeunes, vieux, hommes, femmes, notables et prolétaires... La commensalité est ainsi investie par Slimane des mêmes propriétés quasi-magiques que Kechiche attribue au cinéma  : réinventer les corps, sociaux autant qu'individuels, les emboîter autrement, remodeler devant nos yeux ce qui était séparé par la bêtise, la convention ou le ressentiment. On voit combien ce désir, plein de bonnes intentions, pourrait vite devenir monstrueux s'il visait à nier toute différence structurelle (genres, classes, etc) mais l'impossibilité même de son accomplissement le préserve d'une telle dérive et le voue finalement à l'art. On est toujours un peu chez Kechiche dans le conte moral et à vouloir imposer leur « communion », Slimane comme Adèle lors de la garden-party d'Emma s'évertuant à gaver l'aréopage de ses spaghetti, perdent de vue les règles élémentaires qui président à une bonne réception. Tout banquet réussi suppose une exclusion préalable, un tiers absent que les convives mangeront symboliquement en partageant le repas (exemplairement Assurancetourix). Mais ce que dans leur élan aimeraient fomenter Slimane ou Adèle, c'est un repas sans absent, un repas total où pour faire corps l'on se mangerait les uns les autres presque littéralement (ce qu'illustre le cannibalisme vitaliste de la longue scène d'amour dans La Vie d'Adèle). Bien sûr cette pulsion cannibale, solution extrême visant à recréer le lien social, n'a aucune chance de faire fortune dans l'état actuel de notre société par trop individualiste et l'on verra chacun des invités du repas de Slimane en rester égoïstement à son quant-à-soi, refusant de se faire manger par son alter ego (les deux épouses, les deux filles, etc). Malgré cet échec, et c'est sans doute la part la plus fascinante du cinéma de Kechiche, l'utopie persiste et se mue en représentation, comme si la pulsion cannibale était reprise en charge par une pulsion scopique et que le regard chez Kechiche était le prolongement naturel de la bouche. Quand Rym monte sur scène à la fin de La Graine et le Mulet et qu'elle se livre au regard des convives, c'est bien pour pallier le manque de nourriture et prolonger l’utopie de Slimane en repoussant par une manœuvre aussi dilatoire que sublime (la danse du ventre vide) le moment où la mécanique sociale reprendra ses droits et séparera à nouveau les corps comme les biens.

On pourrait dire : le cinéma de Kechiche, c'est du vivant plaqué sur du mécanique, une inextinguible volonté de redonner vie à la machine, un peu comme ces mangeurs de verre ou de ferraille qu'on voit dans les foires qui dévorent les choses dans l'espoir de les soumettre à la logique du vivant. Il faut voir dans ce projet, qui pourrait paraître naïf et puéril, l'écho d'un geste dix-huitièmiste et pré-romantique qui s'inscrit dans le sillage d'un Rousseau.
« C’est comme, pour citer Georges Poulet commentant Rousseau, un essor, un élan extatique. Et dans ce mouvement si prompt l’on pourrait voir quelque chose qui préfigure chez l’adolescent les grandes effusions de l’adulte, si l’on ne se rendait compte que ce mouvement est moins celui d’une âme planant imaginativement dans l’espace, que d’une intelligence étroitement liée au corps et dépendant de lui pour procéder à son expansion. Car celle-ci, au premier chef, est une expansion sensible. (…) l’envahissement progressif du monde. (…) C’est lier, comme le fait tout le dix-huitième siècle, le progrès de l’esprit à celui des sens. Pour Rousseau, comme pour Locke ou Condillac, la sphère de la connaissance intellectuelle ne cesse jamais de coïncider avec celle de l’expérience sensible1» Ainsi par exemple Adèle ne lit pas La Vie de Marianne, elle la dévore, l'incorpore à la sienne.

Il s'agit, dans un élan sentimental qui engage le corps, de s'arracher aux griffes d'une société qui divise, segmente, analyse, ordonne, culturalise et finalement réprime tout, y compris l'expression de notre nature profonde. Soit en nous fliquant franchement (les amies lycéennes d'Adèle), soit par le biais d'une mondanité hypocrite et ultra policée ; la politesse n'étant plus rien d'autre alors qu'une arme policière autonome et diffuse visant à pérenniser les fondements d'une hiérarchie sociale. C'est cette fameuse "politesse insultante des grands" diagnostiquée par Diderot et qu'on peut voir plusieurs fois à l'oeuvre dans les films de Kechiche (quand par exemple Slimane et Rym rencontrent les notables sétois pour proposer leur projet).

CONTES MORAUX

Cette « âme naturellement expansive » qui caractérise Adèle comme bien d'autres personnages kechichiens est donc le fruit d'une insistance historique, celle d'un certain esprit des Lumières qui, pour Kechiche, reste d'actualité. D'où cette croyance chez lui en la nécessité d'une éducation populaire. Pour ses héros, une révolution reste à faire. Et si les scènes de manifestations sont si fortes et émouvantes dans La Vie d'Adèle, c'est que l'héroïne éblouie par sa rencontre avec Emma établit instinctivement un lien entre la découverte de sa nature et la possibilité de changer le monde. En retrouvant un certain état de nature, il lui semble tout à coup possible de faire progresser l'état civil. La pure fraîcheur que dégage les héros kechichiens, cette folle obstination qu'ils ont à persister dans leur être en dépit des obstacles que leur réserve le monde, renvoient inévitablement à la santé pré-révolutionnaire de ces personnages aux cœurs purs, ces ingénus qui peuplent les romans du XVIIIème.
Comprendre l'inscription de cet héritage littéraire dans le cinéma de Kechiche, c'est aussi se mettre en situation de mieux répondre à un reproche qui lui est fait : la description caricaturale qu'il ferait des rapports sociaux ; tel pauvre serait trop indigne, tel bourgeois trop stupide. Ce reproche s'appuie en réalité sur une idée reçue qui à force de s'imposer a fini par devenir axiomatique : tout film affichant une mise en scène d'apparence réaliste devrait obligatoirement illustré un fait sociologique avéré.
Or, les films de Kechiche sont avant tout des contes moraux et le réalisme de leur mise en scène ne vise nullement à attester d'une réalité sociale mais plutôt à saisir, en dépit de cette réalité sociale, l'éclosion corporelle d'une vérité singulière.

L'AMOUR EXISTE

« Je suis une femme, c'est une vérité » est-il plusieurs fois répété dès les premières minutes de La Vie d'Adèle. C'est évidemment le programme du film auquel les deux héroïnes auront chacune à donner leur propre interprétation :
Versant Adèle : « Je suis une femme, c'est une vérité que je m'apprête à éprouver » (Marivaux, Rousseau, Sincérité).
Versant Emma : « Je suis une femme, c'est une vérité que je m'apprête à devenir » (Flaubert, Sartre, Liberté).
Et si la rencontre dans le boudoir de ces deux sensibilités philosophiques si antinomiques sur le papier (- Tu les aimes tes cours de philo ?  - Oui, c'est très enrichissant, très profond) prend tant de place dans le film, c'est qu'elle constitue pour ainsi dire une preuve tangible que des êtres différents peuvent s'entendre comme des bêtes et qu'en tout état de cause l'amour existe pour reprendre le beau titre de Pialat. Et si, sur le chapitre charnel, Kechiche insiste au-delà du raisonnable, c'est peut-être justement pour montrer qu'il ne délire pas.

D'ailleurs, à y regarder de près, s'agit-il vraiment d'un cinéma réaliste ? Cette caméra souvent si proche des visages n'est-elle pas plutôt le moyen que Kechiche a trouvé pour donner à voir ce que lui-même voyait lorsque, comédien de théâtre, il était sur scène à côté de ses partenaires, témoin privilégié de ces saisissants effets de vérité dont peuvent faire preuve des corps qui jouent. Le salut viendra d'un regard que l'on croise, de la grâce d'un geste, de la justesse d'une expression de visage, de l'intonation particulière donnée à une phrase, d'une façon de mâcher. Pour Kechiche, le cinéma est surtout un moyen de filmer le théâtre de près, à hauteur des comédiens que nous sommes. Une façon de guetter à la surface de l'épiderme, les bouffées de nature qui s'y manifestent, l'opacité de l'organisme accédant par moments à une sorte d'état de transparence, semblable à cette clarté à laquelle finissent par accéder les personnages marivaudiens qui « en acceptant ce qu'ils sont, et de le dire en parlant simplement, retrouvent un langage où ils acceptent de s'impliquer eux-mêmes.2»
Voilà pourquoi Kechiche filme de près comme si « les choses s'anim(aient) à partir du moment où le regard les touche » et que « l'univers ne s'étendait pas plus loin que le regard ». Ce qui fait de lui un magnifique portraitiste en même temps qu'un maïeuticien implacable qui ne se contente pas de diriger ses acteurs mais de les ramener à leur nature propre par la puissance supposée de son regard.

PESANTEUR

Cette méthode a ses limites, ses vices propres, dont Kechiche orgueilleux, boudeur et solitaire, semble être tout à fait conscient.
D'abord parce que l'apparition de cette vérité est forcément épiphanique, aussi volatile que le geste qui la concrétise, mais surtout parce qu'elle est exigence à l'endroit de l'autre, invasion sensible qui sous prétexte de s'étendre au monde extérieur s'immisce dans l'intimité d'autrui et se l'approprie :
«  Me voici dans ton cabinet, me voici dans le sanctuaire de tout ce que mon cœur adore (...) Que ce mystérieux séjour est charmant ! Tout y flatte et nourrit l'ardeur qui me dévore. O Julie ! Il est plein de toi, et la flamme de mes désirs s'y répand sur tous tes vestiges3»

Ainsi l'irruption dans l'alcôve du regard du cinéaste lors de la désormais fameuse scène d'amour entre Adèle et Emma, si elle ramène esthétiquement à certains tableaux de Boucher ou de Fragonard (l'incarnat des corps remuant sur le dessus de lit bleu roi), n'en a pas la légèreté mutine parce qu'on la devine chargée d'une pressante nécessité. Chez Kechiche, on ne se laisse pas aller à sa nature pour se distraire simplement du monde mais bien pour incarner une vérité susceptible de le sauver. Cette exigence folle formulée à l'égard de ses actrices est bien à la hauteur de l'enjeu démesuré qu'il confère à leur engagement physique : si elles ne se donnent pas inconditionnellement, c'est tout l'univers du cinéaste qui s'effondre.

Ainsi au moment où le projet de banquet de Slimane court tragiquement à l'échec et divise encore un peu plus une famille qu'il aurait dû réunir, c'est le corps d'une jeune femme voulant bien s'offrir en pâture qui tentera de prolonger l'utopie.

C'est pourquoi chez Kechiche l'avènement de la vérité ne va pas sans une réelle pesanteur. Elle ne peut véritablement advenir qu'après coup, une fois la défaite consommée, après le stade de l'épuisement, dans ce moment où l'insistance revient mystérieusement à la charge et redouble de force. Ce retour de l'insistance est d'ailleurs le prétexte des plus belles scènes (celle des retrouvailles dans le bar dans La Vie d'Adèle), une façon de ne jamais rien lâcher, d'insister jusqu'à l'aberration (Slimane tentant obstinément de rattraper une mobylette) à la manière de L'Eau qui selon Francis Ponge « est blanche et brillante, informe et fraîche, passive et obstinée dans son seul vice : la pesanteur ; disposant de moyens exceptionnels pour satisfaire ce vice : contournant, transperçant, érodant, filtrant. (...) On pourrait presque dire que l'eau est folle, à cause de cet hystérique besoin de n'obéir qu'à sa pesanteur, qui la possède comme une idée fixe4. »




1 - Les Métamorphoses du Cercle, Collection Champs Flammarion p .145.
2 - Michel et Jeanne Charpentier, Littératures, textes et documents XVIIIème siècle, Nathan p.64.
3 - Julie ou la Nouvelle Héloïse, Lettre LIV, Première partie, Garnier Flammarion, p.96.
4 - Le parti pris des choses, De l'eau, Poésie Gallimard, p.61.





lundi 18 mars 2013

CHASSEUR DE FOUDRE


LA MAISON DE LA RADIO de Nicolas Philibert 

 


Sous ses modestes apparences, le projet, comme souvent chez Philibert, est éminemment ambitieux voire casse-gueule : il s'agit de donner à voir le corps des voix qui rythment quotidiennement la vie de millions de Français. Ces voix même qui les bercent ou les réveillent, ces voix qui traversent leur cerveau quand ils font la cuisine ou l'amour, ces voix qui les consolent ou les énervent, ces voix qui les habitent et qui leur sont à la fin si intimes qu'ils risquent de venir voir ce film dans les salles en espérant y découvrir une partie cachée d'eux-mêmes. Or, Philibert n'a pas choisi de jouer la carte de la connivence, ni même celle du reportage. Peu d'émotions directes, pratiquement aucune information sur le fonctionnement de la maison de la radio en tant que telle, pas d'histoire de personnes ou de fait bien précis, pas de scoop, pas de star du micro racontant sa vie et pérorant sur la grande fierté qu'elle a à exercer ce noble travail (un peu Lodéon dans une scène) mais plutôt le choix de montrer un tourbillon sonore et charnel, la maison de la radio comme un lieu d'expérimentation insolite, un centrifugeur qui capte, mixe et restitue, un laboratoire d'apprentis sorciers, une sorte de grand collisionneur de particules. Avec d'un côté les voix, les sons, la musique et de l'autre les corps et leur visage. De part leur invisibilité, les corps et les visages sont de fait libérés. Ils peuvent danser (Alain Bédouet remuant des bras comme un rappeur quand il anime Le Téléphone sonne), se faire de l'oeil (incroyable scène de séduction entre Alain Veinstein et une de ses invitées), s'amuser, grimacer, se taquiner tandis que les voix restent sous contrôle ; le moindre souffle, le moindre silence, la moindre intonation, tout compte. Dès lors, la question du film sera : qu'est-ce que ça fait quand ces deux particules (la voix et le corps) se rencontrent ? Réponse : des moments de grâce. Rares certes, mais foudroyants (il y a d'ailleurs une scène éclairante à ce sujet où un photographe chasseur de foudre se confie au micro d'un journaliste). Or ce qu'a compris Philibert en visant une longueur d'onde bien supérieure à celle, ras du sol, du simple reportage (qui a d'ailleurs sa noblesse dans un autre genre), c'est que le cinéma plus que tous les autres arts sait ce qu'il en est de la rencontre impromptue entre un corps et sa voix. Né, on le sait, sans parole, un peu comme naissent les hommes, il a fini par muer et trouver sa voix. Mais cette dissociation originaire persiste et menace constamment de resurgir : un mauvais doublage, un acteur qui joue faux, un mixage raté et la faille entre le corps et la voix se creuse à nouveau. D'ailleurs en vérité, nous le savons bien, c'est la concomitance entre le corps et la voix qui est exceptionnelle (cette histoire des sous-titres). Le cinéma muet pouvait ainsi plus simplement composer sa musique visuelle par la seule grâce du cadrage et du montage, tout comme la radio exclusivement sonore est plus à même de susciter l'imagination de ses auditeurs (je crois d'ailleurs que Philibert aurait gagné à explorer tout ce qui concerne les captations d'émissions mises en ligne sur internet qui viennent modifier l'usage qu'on en a.)
Il y a un moment fabuleux dans le film de Philibert où l'on entend Jean-Claude Carrière parler de voix perdues, celles d'Hugo ou de Mallarmé par exemple, qu'on n'entendra jamais et qu'il faut donc visuellement recomposer : comment elles devaient résonner dans les rues du Paris de l'époque, très différentes de celles d'aujourd'hui, sales et bordées d'immeubles plus bas car les gens étaient eux-mêmes beaucoup plus petits que maintenant. Bref, à partir de l'évocation d'une voix, d'une possibilité de voix, Carrière reconstruit sous nos yeux (ou plutôt dans nos oreilles car ceux qui ont écouté cette émission en direct ne l'ont pas vue et se sont fait leurs images à travers leurs oreilles) un monde perdu.