L’étanchéité
entre les différentes « parties » en présence dans Traîné
sur le bitume de S. Craig Zahler, a déjà très pertinemment été pointée
dans plusieurs textes rendant compte de ce film remarquable (les liens sont copiés ci-dessous). Il y est tout aussi justement dit combien cette séparation
sociale qui tend à confiner chaque « communauté » derrière son
pare-brise est pour ainsi dire constitutive de la société américaine. Il y a
bel et bien du western dans ce polar, le spectre toujours vivant de la guerre
civile y rôde explicitement, et avec lui ce fantasme du champ de bataille comme
seul creuset possible (enterrements dans la brume de l’aube).
Mais derrière la reconduction de ces schémas historiques que Zahler filme tel un
vieux folklore qu’il brocarde gentiment, un peu comme on taquine un vieil ami,
le cinéaste semble viser en arrière-plan un monstre froid et sournois exerçant
le Mal de façon plus furtive, rationnelle et contemporaine. Un Mal ne s’encombrant
d’aucune identité ni d’aucun code d'honneur. Pendant que les flics à l’ancienne
et les jeunes truands jouent encore « aux gendarmes et aux voleurs »,
s’entre-filment et s’insultent, un commando occulte et efficace ruine le monde.
Au duo de
petits flics blancs fait écho celui de petits truands noirs, dont les
conditions et les intérêts en apparence opposés sont montrés d’abord comme
étant parallèles (montage alterné et plans de filature dans des rues
symétriques) puis convergents. La dévaluation du statut social autrefois accordé aux flics blancs les amenant à faire un pas vers une
criminalité à laquelle les deux jeunes noirs aimeraient quant à eux échapper à
la faveur d’un dernier coup. Les deux binômes évoluent dans des sphères
parallèles qui les conduisent presque structurellement à suivre la même
trajectoire, au point que le réalisateur n’hésite pas à plusieurs reprises à
jouer d’échos pour accentuer l’effet de miroir (« Un opposum, un frigo,
un rat crevé… » énumération successivement répétée par un des acolytes ;
des problèmes financiers et un proche handicapé des deux côtés de la barrière, etc.)
La chute
des uns et l’ascension des autres débouchent donc sur un croisement des deux
groupes ; tout le suspense final reposant sur l’éventualité que ce
croisement brutal puisse se transformer en rencontre, voire en
alliance. Le flic blanc et le truand noir pourront-ils franchir le fossé ethnique
et culturel qui les sépare une fois que leur sera clairement apparue la
similitude de leurs conditions sociales ? Non. Voilà l'étanchéité. Pourtant
la possibilité de ce rapprochement est plusieurs fois esquissée dans le film. Un
chassé-croisé est même signifié de façon presque ironique par le jeu de masques
auquel se livrent les deux duos dans le feu de l’action, les noirs blanchissant
leurs peaux avec du maquillage et les blancs recouvrant leurs visages de
masques noirs. Ephémère et inconsciente tentative d’inversion raciale qui dit
les désirs secrets qui couvent sous les actes de chacun mais qui rate au final,
justement parce qu'elle ne repose sur aucune prise de conscience politique.
Mais la
persistance de cette traditionnelle barrière ethnique n’est en fait qu’un
trompe l'œil, un malentendu qu'on entretient faute de mieux comprendre le Mal
qui sévit (ainsi fait-on mine de ne pas se comprendre alors qu'on parle en
définitive la même langue), segmente les classes populaires et les empêche
de faire front commun. Ce Mal dans le film qui, lui,
ne s’encombre d’aucune identité apparente, agit de façon froide et
impersonnelle, mécanique et immotivée. Le leader du commando possède un nom et
un accent allemand ce qui, quand il s’agit d’un méchant, véhicule toutes les
connotations habituelles, d’autant que ses sicaires s’autorisent des saillies
plus ou moins racistes. Mais disons plutôt que ce groupe représente a minima
ces « blancs friqués » qu’évoque le petit frère d’Henry et qui, selon
lui, agissent dans le monde comme dans un safari ; on les verra plus tard
éventrer une de leur victime comme s’il s’agissait d’un gibier (l'apparition
un peu plus tôt d’Udo Kier fait d’ailleurs, sans doute involontairement, lien avec le
récent Bacurau de Kleber Mendonça Filho et Juliano Dornelles
où il est également question de safari humain). Chez Zahler, ce Mal s’en prend
justement aux classes moyennes populaires (petits commerçants, mécaniciens,
employés de banques…) leur fait les poches, les tue et s’évapore. On comprend que ce Mal est
ici à la fois un peu plus et un peu moins que le commando fantomatique et
clandestin qui le représente à l’écran, c’est une instance secrète et
hermétique, presque abstraite et théorique, un point aveugle (on reviendra sur
le dispositif des regards), une sorte de main invisible qui au lieu de
redistribuer (tout le film peut être vu au travers du thème de la redistribution
nécessaire : ces histoires de pourcentages et de probabilités)
prélève les vies autant que le peu de richesse de chacun.
Que le
monde soit la réserve naturelle du chasseur blanc friqué, Henry, le gagnant de
l’histoire, en aura assez vite la révélation au détour d’une conversation en
apparence anodine avec son petit frère gamer : une vraie partie est en cours, il vaut mieux le savoir et prévenir (trois flingues au
lieu d’un) que guérir.
Il y a
dans le film de Zahler ce constat amer : pendant que les classes
populaires se mettent mutuellement des bâtons dans les roues et sont amenées à
cruellement s’entretuer pour protéger leurs proches, un Mal plus impersonnel et
abscons entretient cette division et continue son œuvre folle et
inhumaine. L’ironie de l’histoire sera
que ce Mal sera stoppé par une convergence des luttes, non pas politique et
volontaire, mais structurelle, les truands noirs et les flics blancs se
rejoignant sur le théâtre secret des opérations, terrain transactionnel où
l'argent gagné prend sa vraie couleur : celle du sang des autres. Là ils
comprennent vaguement qu’ils partagent
de loin le même destin et appartiennent en définitive au même monde. Pourtant
malgré la découverte de cette communauté de destins qui les rapproche, le soupçon des uns envers les autres persiste jusqu’au bout : pour
Ridgeman, Henry appartiendra toujours au clan des criminels tandis que pour
Henry, Ridgeman sera toujours du côté des blancs friqués - les parties n'arrivant pas à dépasser ce vieux conflit historique en orientant leurs ressentiments communs vers cette tierce instance que Zahler désigne.
Pouvoir
faire équipe, voilà dans ce film terrible
le bien présenté comme le plus précieux : trésor rare de l’amitié et de la
confiance totale accordée à autrui. Zahler dit ne pas s’intéresser à la
politique mais nous montre quand même des personnes dont le seul objectif est
de sauver le peu d’amour qu’il leur reste, unique bouée de sauvetage au milieu
d’une société terrible et inique, de plus en plus insupportable. Une mère
refuse de quitter son foyer pour retourner à son travail absurde consistant à
enrichir des « friqués » anonymes (le braquage qu’elle subira n’est
finalement qu’une concrétisation de son quotidien professionnel,
l’actualisation du vol perpétuel auquel elle assiste tous les jours impuissante -
et on comprend du coup sa réticence à y retourner). Un flic romantique veut
faire équipe avec sa petite amie et se marier. Un couple de vieux flics fait
front devant les épreuves de plus en plus difficiles que leur réserve la vie.
Quelque chose de l'amour et de la bienveillance tente éperdument de résister à
la cruelle logique du bénéfice et de la promotion à tout prix. Cette amitié
badine à laquelle se livrent Ridgeman et Lurasetti, Henry et Biscuit, cette
équipe que forment les couples unis, les employés de banque, les collègues,
cette solidarité gratuite et cette dispendieuse générosité faite de cadeaux et de sacrifices
représentent exactement ce que veut détruire le Mal qui n'est que pure efficacité et calcul rationnel.
Il y a dans le film, pour illustrer cette
lutte sourde qui déchire la société américaine, un dispositif optique assez
sophistiqué, qui articule finalement toute la mise en scène de Zahler. On
pourrait dire que cette chaîne optique est constituée de trois éléments : ceux
qui sont dans la boîte, chambre noire hermétique, ceux qui cherchent à déloger
ceux qui sont dans la boîte, et ceux qui filment ceux qui cherchent à déloger
ceux qui sont dans la boîte. Toutes les scènes d’actions, y compris la première
avec Vasquez, suivent à peu près ce
schéma : c’est tout un jeu de miroir, de filature, de suivi, de regards,
de tractage… Disons que le Mal cherche à s’invisibiliser, trouver l’espace
confiné qui lui permettra d’agir à couvert, les flics à l’ancienne useront
quant à eux de leur expérience et des moyens traditionnels de la guerre et de
l’honneur (Lusaretti est un vétéran), tandis que les plus démunis se serviront
d’une autre arme : leur téléphone portable et la dénonciation.
Toute cette
chaîne est à reconduire dans le mécanisme même de la filature, en considérant attentivement ceux
qui sont derrière et ceux qui sont devant, ceux qui suivent et ceux qui précèdent.
A lire donc :
- Make America Bleed Again, "Traîné sur le bitume" critique & interview par Yal Sadat et Damien Bonelli dans Carbone
- "Traîné sur le bitume", nouveau Zahler de la peur par Camille Nevers dans Libération
- "Traîné sur le bitume" de S. Craig Zahler, un polar expérimental lent et violent par Jacky Goldberg dans Les Inrockuptibles