dimanche 29 septembre 2019

LE CHAUD ET LE FROID


À propos de Ténèbres de Dario Argento (1982)





À l’instar de la plupart des films d’Argento, et un peu comme nous possédons tous un nombril sur le ventre, l’histoire que nous raconte Ténèbres contient en son sein la marque même de son origine secrète et mystérieuse, l’ombilic traumatique d’où elle découle comme une rêverie.
Il faut comprendre cela : le monde tel qu’on peut le voir dans Ténèbres, ses lois, les émotions qui animent ses habitants, les péripéties qui leur arrivent, découlent d’un traumatisme originel qui non seulement hante le récit mais le structure entièrement. Plus encore, il n’y a rien en dehors de ce qu’a produit le traumatisme, tout n’est que variations rhapsodiques sur ce thème premier et ce sont ces variations qu’on appelle le monde. Ou pour le dire autrement encore : notre monde (tout du moins celui qu’on reconnait comme nôtre dans Ténèbres) est le déchet d’un premier monde qui a mal tourné, qui n’a pas su se boucler sur lui-même et qui fuit comme un tuyau. Notre monde est issu de ce dégât des eaux. En ce sens, nous vivons effectivement dans les ténèbres et sommes tous déjà déchus. A cela, toutes les brillances, tous les néons et les flashs des années 80 n’y peuvent rien. L’idée géniale d’Argento dans Ténèbres c’est d’avoir demandé à son chef opérateur, Luciano Tovoli, de saisir cette nuit invisible qui nous recouvre dans cette lumière bleue, chirurgicale et aseptisée des années 80, comme si les ténèbres avaient été cryogénisées dans le vernis clinquant de cette époque intermédiaire, ressemblant dès lors aux fameuses eaux glacées du calcul égoïste. Car dans mon esprit d’occidental tourmenté vivant en 2019, revoir Ténèbres m’a mis en tête un drôle de calendrier eschatologique : si des années 50 jusqu’au début des années 70 l’Occident avait vécu sa période de prospérité, et que nous nous apprêtons aujourd’hui à nous enfoncer dans le pire, alors les années 80 auront bien été cette période intermédiaire, ce purgatoire glacé, où les éclats du paradis se mêlaient déjà aux heures sombres dans lesquelles nous entrons actuellement. C’est ce purgatoire que décrit Ténèbres, ce souvenir dont nous sommes issus et qui a mal tourné.




Remémorons-nous donc cette scène primitive qui vient lézarder la trame du film à intervalles  réguliers sous forme de courts flash-backs oniriques. Elle nous apparait comme une énigme qui se dévoile par morceaux, pan après pan, telle une jeune femme se déshabille, mais dont le processus de dénudation est un leurre destiné à cacher une vérité plus profonde encore. Comme si l’énigme se dévoilait pour mieux revoiler (même étymologie d’ailleurs que révéler) l’essentiel. Pour le dire plus simplement : c’est une énigme dont le déchiffrement vise à cacher la vérité. Pas étonnant dès lors que la figure de l’enquêteur finisse par se confondre avec celle du criminel (exemplairement le personnage de Peter Neal et bien sûr la fameuse scène où le corps du policier s’évanouit devant celui du criminel).




Argento revendique donc très explicitement un héritage sherlocko-freudien mais qu’il traite de façon presque ironique et qu’il tente de pousser à ses plus extrêmes conséquences. Que dit Ténèbres en effet ? Que l’interprétation, l’enquête elle-même, est un ingrédient du crime en tant que tel. Le fait même que nous devons interpréter le monde prouve que nous l’avons déjà perdu et fait de nous des coupables potentiels. C’est la raison pour laquelle le point de vue du spectateur se confond si souvent avec celui du criminel : voilà le regard conjugué de deux bannis, exclus d’une image source, d’un monde perdu.
Revenons donc à la fameuse scène primitive de Ténèbres et tentons de l’interpréter puisque nous sommes déjà en enfer. Cette séquence se décompose en quatre temps :
1-Le temps édénique du désir innocent et indifférencié : les prémices d’une partouze s’esquissent sur une plage vide. Ce qui semble être une jeune femme (mais les genres et les affinités semblent se mêler) commence à se dénuder pour s’offrir à un groupe de jeunes hommes.
2- Le temps du surgissement d’une violence dans l’expression d’un désir singulier : quelqu’un qu’on imagine être Peter met une gifle à la jeune femme transsexuelle. La spécificité de cette pulsion individuelle brise l’harmonie du groupe.
3 - Le temps de l’humiliation collective visant à punir le désirant fauteur de troubles : la jeune femme trans crache sur Peter Neal et lui enfonce son talon aiguille dans la bouche.
4- Le temps de la vengeance de Peter Neal qui poignarde la jeune trans.
On voit par quels mécanismes un désir brut, aussi innocent soit-il originellement, dégénère inéluctablement en Mal en raison de son incapacité à se fondre dans un tout harmonieux - le fantasme originel de fusion étant contrecarré par la singularité et la différence du désir de chacun. Autrement dit : aussi semblables que nous puissions être, quelque chose nous sépare irrémédiablement les uns des autres et ce quelque chose est l’expression même de notre désir, unique et incommensurable. Voilà sans doute la cause de tous les maux du monde, et à partir de là par exemple, la question de la domination, masculine ou féminine, prend un autre relief plus éclairant, puisqu’à moins d’un merveilleux malentendu faisant croire aux parties qu’elles sont faites l’une pour l’autre, il faut bien que l’un(e) accepte de devenir l’objet de l’autre et vice versa dans le meilleur des cas, afin d’établir un contrat, disharmonieux certes, mais à peu près équitable, chacun y retrouvant son compte. Or chez Argento, ce projet de contrat est toujours contrarié, l’objet du désir se refusant sans cesse et frustrant le désirant au point de le rendre mauvais. Il y a fondamentalement dans Ténèbres, cette désillusion amoureuse, ce pessimiste conjugal qui imprègne tout et laisse accroire qu’on ne peut se fier à personne au monde. Ainsi de Tilde rendue furieuse par l’infidélité de son amante ou encore la jeune Maria proférant un « non ! » presque sans raison à son ami motard, crachant vulgairement dans son sillage (à la manière de la jeune femme de la plage et réactivant par ces gestes les mécanismes du traumatisme originel qui va venir immédiatement la broyer)… Tous les crimes sont précédés de ces scènes de ménages ou par ces saynètes rituelles illustrant l’incompatibilité des désirs individuels. C’est pourquoi ce qui prélude les crimes apparait toujours comme quelque chose d’assez arbitraire et farfelu d’un point de vue scénaristique. En effet, pourquoi un clochard, personnage surgi de nulle part et complétement extérieur à l’histoire, viendrait faire des avances à la première victime avant qu’elle soit tuée pour de toutes autres raisons ? Pourquoi le couple de lesbiennes se dispute avant d’être massacré ? Pourquoi un chien bondit hors de son enclos et course Maria avant que celle-ci soit massacrée ? Pourquoi des inconnus se disputent sur la place avant l’assassinat de l’agent Bullmer ? Pourquoi plus généralement toutes les scènes de meurtres sont ainsi précédées par des incidents qu’on dirait sans rapport avec les causes du meurtre à proprement parler ? Pour montrer que le crime n’est en réalité que la manifestation d’un mal plus profond, la cerise sur un gâteau déjà entamé depuis longtemps, la déchirure de l’écran qui sépare les humains les uns des autres et les empêche de faire un.
L’hypothèse selon laquelle dans Ténèbres le Mal n’est rien d’autre que la constatation amère de cette séparation émerge dès le début assez mystérieux du film. Derrière son sourire de façade, n’est-ce pas un échec conjugal que Peter Neal laisse derrière lui en s’envolant de Kennedy Airport ? N’est-ce pas cette souillure et ce temps arrêté de l’amour qu’il emporte dans ses bagages vers Rome ? Ténèbres est un grand film sur la solitude essentielle et l’incompréhension définitive entre les êtres ; tout le monde s’y sourit, communique, discute, s’interviewe, s’interroge, s’appelle mais tout le monde se ment et personne ne se comprend ou se soutient. On aurait presque envie de retrouver dans ce sombre univers les principes hérétiques de la doctrine cathare qui voulait que l’univers soit la création d’un démiurge mauvais. Et peut-être en effet faut-il voir en Peter Neal un enfant expulsé du jardin d’eden ayant embarqué avec lui le monde entier dans sa chute. Ambigu, puéril et démoniaque, le personnage nous fascine toujours un peu plus à chaque nouvelle vision du film et nous émeut même par sa tentative de se sauver par l’art, sublimant sa souffrance par l’écriture et transformant sa chute en ascension sociale. Calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur, son livre Ténèbres est le tombeau dans lequel il cherche à contenir ses pulsions les plus folles, remplaçant la mort par le mot (sans en avoir l’r). Telle est la fonction frigorifique de l’art, qui est un purgatoire finalement, un lieu où l’on congèle, cristallise, le crépitement sauvage de nos blessures. A cet aune, il n’est pas étonnant que Peter Neal nous apparaisse d’abord tout habillé de bleu comme le glaçon qu’il a appris à être, lisse et fuyant. C’est par le feu de la lecture d’un admirateur mal intentionné que cette carapace de civilité finira par fondre et rappellera l’artiste à sa sauvagerie première. Damné comme Faust, Peter Neal pourrait lui aussi prononcer ces vers sublimes qui lui vont, si j’ose dire, comme un gant :

« Si je pouvais écarter la magie de ma route,
Désapprendre tout à fait les formules de sorcellerie,
Si je me tenais, ô Nature ! face à toi, rien qu'un homme,
Alors cela vaudrait la peine d'être humain.
Je l'étais autrefois, avant de la chercher dans les ténèbres,
Avant de maudire le monde et moi-même en des mots sacrilèges.
À présent, l'air est rempli de ces fantômes que nul ne sait comment éviter.
Même si un jour nous sourit, clair et raisonnable, la nuit nous entortille dans un filet de rêves. »




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