mardi 17 septembre 2019

NOUVELLES NOTES SUR PORTRAIT DE LA JEUNE FILLE EN FEU


L’art d’aimer

Marianne est professeure. Elle a acquis un savoir, celui de peindre bien sûr mais aussi celui d’aimer, les deux arts s’étant à un moment crucial de son existence confondus. Education sentimentale. En sortant de l’ombre un de ses tableaux qui témoigne de ces noces entre l’art et l’amour, son élève suscite chez Marianne une rêverie, un souvenir qui constituera la part secrète de son enseignement ; au-delà de l’apprentissage de la technique picturale, une fièvre, un amour, une perte viennent conférer à son cours l'épaisseur d'un vécu. C'est en premier lieu l'esquisse d'une silhouette, une forme à venir, telle Heloïse qui n'est d'abord pour Marianne que ce qu'on lui dit d'elle, une rumeur, l'ombre d'une soeur perdue. Puis survient l'énigme de la présence, de dos et insaisissable, et enfin le remplissage de cette forme de plus en plus incarnée à mesure que Marianne apprendra non seulement à la regarder mais à l'aimer.
Ce tableau ramené à la lumière porte le même nom que le film (qui lui aussi prendra le temps de se composer dans le temps) et représente ce moment, cher entre tous à Marianne, où lors d’une fête nocturne autour d’un feu, elle s’est sentie spécialement aimée et regardée par Héloïse au moment même où elles communiaient avec toutes les femmes présentes ; à la fois uniques et communes, seules et nombreuses.
Ce tableau en sait profond sur elle (zoom et contre-zoom) et révèle dans ses yeux l’éclat d’un feu qui se consume encore. Mais il en sait aussi sur d’autres (Héloïse, Sophie, La Comtesse, etc.) et sa part d'invisible mérite d’autant plus d’être transmise à ses élèves.
L’image joue sur le contraste entre le bleu nuit d’une soirée froide et le jaune vif d’un feu vivant, femme torche enflammée par l’amour sur fond d'horizon marin. Une atmosphère crépusculaire et nostalgique cohabite avec le feu intense de la présence et la consumation de l’instant. Un peu comme dans ces tableaux du peintre Pierre-Jacques Volaire (exact contemporain de l’histoire qui nous est racontée) où le bouillonnement doré du Vésuve en éruption est montré sur fond de nuit calme ; la mer baignée de rayons lunaires restant indifférente à l’effusion voisine.
Ainsi est signifié le déchirement de ce moment où le passé et le présent, l’absence et la présence, la chaleur et le froid, la distance et la proximité, la retenue et la passion, la vie et la mort (courir/mourir, brûler/brûlée) coïncident et produisent comme un champ de tension entre deux pôles opposés, une sensation d'hydrocution.



L'Eruption du Vésuve - Pierre-Jacques Volaire (1729-1799)


Les Métamorphoses

Le film commence sur une toile blanche et finit dans le décor accompli d’un théâtre où est donné L’été de Vivaldi. Tout se compose dans le temps. Ainsi la musique d’abord esquissée par Marianne sur l’épinette sera parfaite au dernier plan et apparaîtra dans son achèvement comme le pinceau vivant de l'amour, dernière touche au tableau donnant au visage d'Héloïse toute sa puissance d'expression, mouvante et émouvante.

"En feu", ça veut dire en mouvement, de l'impassibilité de départ à l'orage final en passant par le rire et la bouderie.

La modèle est ici actrice, non seulement elle se meut, bouge, passe de la tristesse à la joie mais créé au même titre que la peintre. Elles sont toutes les deux les auteures de l’œuvre, s’échangeant leur place, s’invitant chacune de l’autre côté des barrières conventionnelles, intervertissant les tâches et les points de vue. « Nous allons peindre ! » s’exclame tout à coup Héloïse quand lui vient l’idée de rejouer l’avortement de Sophie pour le perpétuer en une image. Sophie également, l’admirable servante, fait partie de cette équipée créatrice. Toutes les trois s’inventent et sont tour-à-tour artistes, modèles, spectatrices et actrices. Toutes trois revêtiront cette lourde et verte robe d’épouse modèle pour en renouveler l’usage.
Il y a aussi de la Comtesse dans ce tableau bien sûr et le reliquat d’un vieux désir milanais qui la tient toujours et qu’elle cherche coûte que coûte à perpétuer par l’intermédiaire de ses filles et de cette commande. La Comtesse est liée au pouvoir des hommes (à peine revient-elle dans la maison qu'on se recorsète) et ses cinq jours d’absence seront l’occasion, rare, de l’accomplissement d’une utopie insulaire, sororité harmonieuse, instants rêvés où rien ne vient contrevenir aux désirs de chacune, jours glorieux et suspendus, affranchis de toute convention, où l’entraide, la solidarité et l’éducation régneront presque naturellement. Mais toutes savaient d’emblée le caractère précaire et fugitif de ces jours volés à l’ordre social et au temps lui-même dont on ne peut se jouer (par la drogue, l’amour, l’art) qu’à condition d’en bien connaître le principe implacable : fugit. Et c’est ce que font Héloïse et Marianne : elles acceptent cette poignée de jours en même temps que l’inéluctable séparation qui viendra. Elles théorisent même cette brève rencontre et préfèrent le souvenir à l’indignité de devoir devenir propriétaire ou objet de l’autre. Pour défier le temps, elles s’en remettent donc complètement au souvenir de l’autre dans lequel elles comptent vivre. Privées des institutions temporelles, elles n'ont pour elles que ce havre éternel et l'Art.


Des choses cachées depuis la fondation du monde

Une scène stupéfait : celle de l'avortement filmé comme un accouchement. Encore une fois, comme dans l'histoire d'amour que vivent Héloïse et Marianne, mais ici de façon plus directe et terrible encore : la présence et l'absence cohabitent. Au sein du plan filmé en plongée, le champ et le hors-champ se mêlent dans l'image mouvante et la composent comme deux courants d'air chaud et froid formant une tornade.
Il y a surtout cette façon qu'a Héloïse de rappeler Marianne à son devoir : regarder puis, plus tard dans la nuit, dans l’après-coup de l’événement, témoigner par son art lors de la fameuse scène de reconstitution.
Pour savoir être regardé, il faut qu’on sache vous regarder. Il faut que ça travaille des deux côtés de la barrière du regard. Il y a cette réciprocité qui fait émerger l’autre, le rend visible et plus encore l’éduque, lui apprend à nager au milieu des apparences plutôt que de se laisser flotter. « Si vous me regardez, qui je regarde moi ? » lancera Héloïse à Marianne lors d’une des nombreuses séances de poses.
Avant ce film, je crois n'avoir encore jamais vu de tableau représentant un avortement. Il est proprement incroyable que cette expérience humaine immémoriale n’ait jamais trouvé de peintre pour en rendre compte directement. Peut-être est-ce mon ignorance qui me joue des tours ? Aucune œuvre célèbre ne me vient à l’esprit en tout cas. A bien y réfléchir, cette lacune est proprement incroyable, folle. L'enjeu procréatif fut longtemps, et aujourd'hui encore, si décisif en termes de pouvoir social et d'expansion guerrière que sa remise en cause volontaire est restée séculairement impensable, irreprésentable, taboue et par conséquent invisible. L'enjeu créatif se pose comme son pendant dans l'ordre du visible, son remède. Il consiste à considérer avec simplicité et vigueur la réalité de cette condition, à la fois poétique et terrible. A une fécondité imposée, stérile et aveuglante (l'amour par exemple de la Comtesse pour ses deux filles est bien fragile, il ne consiste qu'à utiliser leur jeunesse pour perpétuer en elles un amour perdu) répond une stérilité choisie, féconde, libératrice et créatrice.


Sans trop mettre l’accent sur les allures de sorcière de la faiseuse d’anges, Sciamma ne cherche pas non plus à éviter cette caractérisation, elle a l'intelligence de la simplicité et se contente de porter sur ce moment prosaïque et douloureux un regard dénoué de tout jugement autant que de tout pathétique.


Complément sous forme d'échange
Bonjour, (...) Je m'étonne que tu n'aies pas parlé de l'évocation du mythe d'Orphée et Eurydice, la relecture qu'en propose les deux personnages sur le moment où Orphée se retourne vers son aimée entremêle les questions du regard, de l'amour et de la création...finalement n'est-ce pas Eurydice qui appelle Orphée? N'est-ce pas Orphée qui choisit délibérément de se retourner pour conserver l'image de l'amour, inspiration inépuisable de la création artistique?...








Hello, Oui tu as raison. J'avais effectivement pris quelques notes sur l'évocation si décisive et presque programmatique du mythe d'Orphée et d'Eurydice par les trois personnages. (...) J'ai surtout retenu de cette interprétation du mythe son accent collaboratif (Eurydice est actrice de son destin au même titre qu'Orphée) et l'acceptation partagée du caractère fugitif de leur rencontre. Ils se rencontrent sur le fait que ce ne sera qu'une rencontre. Ils préfèrent chanter infiniment cette rencontre, la laisser résonner dans l'espace de la séparation, que de l'épuiser dans la possession. Je voulais parler de cette porte qui s'ouvre et se ferme comme un flash photographique sur Héloïse descendant les escaliers à la suite de Marianne dans le dernier instant de leur histoire (rime inversée de leur première rencontre).




















PS : Mon premier texte sur Portrait de la jeune fille en feu écrit dans la foulée de sa découverte cannoise se trouve ici : https://cinebliss.blogspot.com/2019/07/grande-reussite-que-le-dernier-sciamma.html

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire