vendredi 3 septembre 2010

UN AUTRE PAYS, LE NÔTRE



ONCLE BOONMEE, CELUI QUI SE SOUVIENT DE SES VIES ANTERIEURES de Apichatpong Weerasethakul
« Ce film, j’ai eu l’impression quand je l’ai vu que je regardais un film qui venait d’un autre pays, avec une autre perspective, utilisant des éléments de fantastique d’une manière que je n’avais jamais vraiment vue auparavant. J’avais le sentiment d’être devant un rêve étrange et rare.»
C’est par cette phrase que Burton justifia devant la presse le choix du jury de décerner la Palme d’Or à Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures d’Apichatpong Weerasethakul.
Un choix contesté par beaucoup. Certains y voyant au mieux une afféterie auteuriste du cinéaste hollywoodien et avançant qu’une telle distinction remise à un film « expérimental » était « contreproductive » (un prix du jury aurait largement suffi, comme il a semblé suffire à Tropical Malady en 2004). Tandis que d’autres, moins subtils encore, y ont carrément vu une faute de goût. Et puis il y eut ceux, malheureusement moins nombreux, qui virent dans la reconnaissance d’Apichatpong Weerasethakul par son pair américain une sorte de petit miracle, une « palme de rêve », un courant d’air frais traversant tout à coup les chambres cloisonnées de notre « maison cinéma ». Mais au-delà de la polémique, de la surprise et de la satisfaction cinéphilique occasionnée par cette « panelka » burtonienne pleine de panache, l’attribution de cette Palme est aussi l’occasion idéale de nous livrer à un bref exercice de filmographie comparée des deux réalisateurs en question. Car si l’Oncle Boonmee de Weerasethakul a accédé à la reconnaissance suprême, c’est qu’outre son mystère, son exotisme apparent, son ancrage dans la culture thaïlandaise et ses clins d’œil autobiographiques, Tim Burton a pu justement s’y reconnaître. Quignard dit quelque part que rien ne nous surprend plus que ce que nous savions déjà par cœur ; et en effet, ce n’est pas tant d’avoir vu « un film qui venait d’un autre pays » qui a dû marquer Burton (j’espère pour lui qu’il en a vu d’autres) mais plutôt de constater que ce pays magique et foisonnant sur lequel il posait pour la première les yeux était aussi le sien. Drôle de sensation certainement que de faire au sein même d'une altérité radicale l’expérience de la reconnaissance. Comme si, perdu dans un pays jusqu’alors inconnu, il nous apparaissait tout à coup que la langue ici parlée, au premier abord incompréhensible, ne nous était pas tout à fait étrangère et qu’en définitive sa différence était aussi la nôtre. C’est d’ailleurs peut-être cela qu’on appelle une « révélation » (c’est-à-dire l’envers exact de l’expérience dépressive de base consistant à ne plus comprendre sa langue soi-disant maternelle, celle parlée par nos compatriotes, nos amis, nos proches.)
Cet effet de miroir déformant qu’a pu ressentir Burton en voyant Oncle Boonmee, on peut d’abord aisément le localiser dans la proximité que certains motifs du film entretiennent avec ceux qui peuplent son propre cinéma : fantômes, hommes-singes, princesse, poisson-chat et épaisse forêt. Il y a aussi en commun chez les deux cinéastes un certain rapport à l’enfance et au passé en général, une manière de nostalgie assumée se traduisant par un même besoin de rendre hommage au cinéma qui les émerveillait enfants. Chez l’un ce sera Ed Wood et Vincent Price, chez l’autre une volonté de retrouver dans son cinéma l’efficace simplicité des films de fantômes thaï qu’il voyait à la télé dans son enfance. Cette nostalgie a pour autre conséquence d’avoir développé chez les deux cinéastes un sens aigu du passage du temps et de l’entreprise de démolition qu’il implique : vieillissement, dévoration, putréfaction, engloutissement, mort. Comme tous les vrais nostalgiques, Burton et Weerasethakul savent mieux que personne nous montrer l’irrémédiable processus auquel nos corps sont soumis et sa sanglante issue. A partir de ce constat et après l’examen de ces apparentes similitudes, le critique honnête rappellera quand même au lecteur combien les cinémas de Burton et Weerasethakul diffèrent. Mais de cette différence, on pourrait dire qu’elle crève tellement les yeux qu’il n’est pas nécessaire de la détailler. Chaque spectateur pourra la constater en allant voir Oncle Bonnmee. Disons simplement pour prolonger notre effet de miroir que si tous deux travaillent l’idée de mondes parallèles, ils les disposent chacun selon des schémas radicalement différents. La topographie des films de Burton consiste à faire se côtoyer deux mondes antagonistes, avec d’un côté un monde disons officiel et de l’autre un monde en marge, fantastique, foutraque et souvent morbide (Le château gothique d’Edward face à Suburbia, banlieue proprette et uniforme ; L’Halloween ville de Jack face à Noël City ; l’usine de Willy Wonka face au bidonville de Charlie ; L’Angleterre victorienne et son envers : le pays des merveilles d’Alice, etc.). Le héros burtonien sera toujours celui qui, issu d’un des deux mondes dans lequel il ne supporte plus de vivre, ira se réfugier dans l’autre. Cheville narrative, il tentera tant bien que mal de « jouer sur les deux tableaux » en faisant fusionner les deux mondes. Ces tentatives, souvent maladroites au demeurant (gaucherie burlesque d’Edward, naïveté de Jack et d’Ed Wood, perversité de Wonka) se traduisent systématiquement par un échec. C’est pourquoi le héros burtonien  (comme son cinéma d’ailleurs) laisse cette impression d’être placé le cul entre deux chaises, à égale distance entre une folie imaginative et cruelle et la douillette culture mainstream de Walt Disney, ne pouvant finalement trouver son bonheur ni dans l’une ni dans l’autre (exception faite peut-être de son dernier film, Alice, qui laisse entrevoir une possible sublimation de ce conflit.)
On aura compris que chez A.W (appelons Apichatpong Weerasethakul ainsi en référence à Chris Marker et son A.K), il en va tout autrement. Les morts, les monstres et les fantômes n’ont pas de monde à eux où ils pourraient se réfugier. Leur monde est le nôtre car ils sont irrémédiablement liés aux vivants et à leurs territoires. Ils se cachent dans nos jungles ou nos forêts, prennent la forme d’animaux sauvages, apparaissent parfois durant les repas de famille ou au détour d’une légende populaire. Ils sont là parmi nous, à portée de main (sensualité incroyable des films d’AW), et comme un film réclame des regards pour exister, ils semblent aussi avoir besoin de nous. Ils ont le même statut que nos souvenirs : fragiles, effrayants, parfois drôles ou réconfortants. Sans nous ils ne sont rien et nous, sans eux, deviendrions secs comme une pierre.
A.W comme Burton joue bien sur plusieurs tableaux mais « à la fois », les superposant pour ne former qu’un seul et même tissu, une même toile, un patchwork.
Cette différence topographique induit enfin une différence dans l’usage de l’humour que font les deux réalisateurs. Alors que chez Burton, les grincements de dents et l’humour noir naissent du violent frottement de deux mondes contraires et irréconciliables, la drôlerie d’Oncle Boonmee réside au contraire dans la naturelle simplicité des fantômes qui y apparaissent. Doux, calmes, presque plus normaux encore que les vivants, ils parlent de leurs expériences de fantômes comme un voisin de palier nous conterait son week-end. « Evidemment, il y a toujours eu des fantômes destinés à faire peur, mais je me souviens que dans des comics et des séries télé, ils pouvaient apparaître pétris de bonnes intentions, pour prendre soin du mari ou de l’épouse restés sur terre. Parfois, vous ne savez pas pourquoi vous mourez, puisque vous revenez pour faire la cuisine de votre mari ! Oui, je pense que ça peut être drôle, dans le sens où plus personne ne met les fantômes en scène de cette façon. » (A.W in dossier de presse.)
Pour finir, laissons Burton de côté et concluons en soulignant la forte dimension politique d’Oncle Boonmee. Chacun des films d’AW, de Blissfully Yours à Syndromes and a Century  en passant par Tropical Malady (nous n’avons pas encore eu l’occasion de voir son premier long-métrage Mysterious Object at Noon) abordait déjà, soit directement, soit de façon contournée, la question politique (1). Sous leur aspect douceâtre et hynoptisant, les films d’A.W laissent en bouche, à l’instar des fameux curries sweet-and-sour qui ont fait la réputation de la cuisine thaïlandaise, un goût d’épices fortes et persistantes ; une aigreur douce. C’est en tout cas ce qu’on ressent devant l’hallucinante séquence du diaporama d’images fixes qui apparaît dans la cinquième partie d’Oncle Boonmee. Des militaires y chassent et capturent dans la jungle des esprits incarnés sous forme de singes. Tous regardent l’objectif (le spectre de Marker repasse). Il est ici question d’images, de morts donc et de vivants ; de vivants qui tuent les morts ou en tout cas cherchent à les faire taire : c’est, fors le sourire troublant des protagonistes, clairement des images de guerre qui défilent devant nos yeux. Façon aussi de montrer que la place des morts et du souvenir dans la société des vivants n’appartient pas exclusivement à l'ordre de l'intime mais qu’elle reste toujours d’une brûlante actualité politique.
« Je m’intéresse aux processus de destruction et d’extinction des cultures et des espèces. (…) Il m’est impossible de ne pas rattacher cela à l’histoire et à la foi d’Oncle Boonmee. Il est sur le point de disparaître, quelque chose qui s’érode, comme ces vieux cinémas, ces théâtres ou le jeu des acteurs d’antan, qui n’ont plus leur place dans le paysage contemporain. » (AW in dossier de presse.)
Pour finir en confiant :
« L'idée même de souvenir est menacée. C'est en ce sens que mon film est politique.»

Note :
1- En mai dernier au moment même où Oncle Boonmee a été présenté à Cannes, la Thaïlande, et plus particulièrement Bangkok, connaissait de violentes manifestations opposant les chemises rouges soutenus par l'ancien Premier ministre Thaksin Shinawatra à l’armée régulière.