lundi 18 mars 2013

CHASSEUR DE FOUDRE


LA MAISON DE LA RADIO de Nicolas Philibert 

 


Sous ses modestes apparences, le projet, comme souvent chez Philibert, est éminemment ambitieux voire casse-gueule : il s'agit de donner à voir le corps des voix qui rythment quotidiennement la vie de millions de Français. Ces voix même qui les bercent ou les réveillent, ces voix qui traversent leur cerveau quand ils font la cuisine ou l'amour, ces voix qui les consolent ou les énervent, ces voix qui les habitent et qui leur sont à la fin si intimes qu'ils risquent de venir voir ce film dans les salles en espérant y découvrir une partie cachée d'eux-mêmes. Or, Philibert n'a pas choisi de jouer la carte de la connivence, ni même celle du reportage. Peu d'émotions directes, pratiquement aucune information sur le fonctionnement de la maison de la radio en tant que telle, pas d'histoire de personnes ou de fait bien précis, pas de scoop, pas de star du micro racontant sa vie et pérorant sur la grande fierté qu'elle a à exercer ce noble travail (un peu Lodéon dans une scène) mais plutôt le choix de montrer un tourbillon sonore et charnel, la maison de la radio comme un lieu d'expérimentation insolite, un centrifugeur qui capte, mixe et restitue, un laboratoire d'apprentis sorciers, une sorte de grand collisionneur de particules. Avec d'un côté les voix, les sons, la musique et de l'autre les corps et leur visage. De part leur invisibilité, les corps et les visages sont de fait libérés. Ils peuvent danser (Alain Bédouet remuant des bras comme un rappeur quand il anime Le Téléphone sonne), se faire de l'oeil (incroyable scène de séduction entre Alain Veinstein et une de ses invitées), s'amuser, grimacer, se taquiner tandis que les voix restent sous contrôle ; le moindre souffle, le moindre silence, la moindre intonation, tout compte. Dès lors, la question du film sera : qu'est-ce que ça fait quand ces deux particules (la voix et le corps) se rencontrent ? Réponse : des moments de grâce. Rares certes, mais foudroyants (il y a d'ailleurs une scène éclairante à ce sujet où un photographe chasseur de foudre se confie au micro d'un journaliste). Or ce qu'a compris Philibert en visant une longueur d'onde bien supérieure à celle, ras du sol, du simple reportage (qui a d'ailleurs sa noblesse dans un autre genre), c'est que le cinéma plus que tous les autres arts sait ce qu'il en est de la rencontre impromptue entre un corps et sa voix. Né, on le sait, sans parole, un peu comme naissent les hommes, il a fini par muer et trouver sa voix. Mais cette dissociation originaire persiste et menace constamment de resurgir : un mauvais doublage, un acteur qui joue faux, un mixage raté et la faille entre le corps et la voix se creuse à nouveau. D'ailleurs en vérité, nous le savons bien, c'est la concomitance entre le corps et la voix qui est exceptionnelle (cette histoire des sous-titres). Le cinéma muet pouvait ainsi plus simplement composer sa musique visuelle par la seule grâce du cadrage et du montage, tout comme la radio exclusivement sonore est plus à même de susciter l'imagination de ses auditeurs (je crois d'ailleurs que Philibert aurait gagné à explorer tout ce qui concerne les captations d'émissions mises en ligne sur internet qui viennent modifier l'usage qu'on en a.)
Il y a un moment fabuleux dans le film de Philibert où l'on entend Jean-Claude Carrière parler de voix perdues, celles d'Hugo ou de Mallarmé par exemple, qu'on n'entendra jamais et qu'il faut donc visuellement recomposer : comment elles devaient résonner dans les rues du Paris de l'époque, très différentes de celles d'aujourd'hui, sales et bordées d'immeubles plus bas car les gens étaient eux-mêmes beaucoup plus petits que maintenant. Bref, à partir de l'évocation d'une voix, d'une possibilité de voix, Carrière reconstruit sous nos yeux (ou plutôt dans nos oreilles car ceux qui ont écouté cette émission en direct ne l'ont pas vue et se sont fait leurs images à travers leurs oreilles) un monde perdu.