samedi 31 août 2019

VIES PARALLÈLES

À propos de Traîné sur le bitume de S. Craig Zahler


 
L’étanchéité entre les différentes  « parties » en présence dans Traîné sur le bitume de S. Craig Zahler, a déjà très pertinemment été pointée dans plusieurs textes rendant compte de ce film remarquable (les liens sont copiés ci-dessous). Il y est tout aussi justement dit combien cette séparation sociale qui tend à confiner chaque « communauté » derrière son pare-brise est pour ainsi dire constitutive de la société américaine. Il y a bel et bien du western dans ce polar, le spectre toujours vivant de la guerre civile y rôde explicitement, et avec lui ce fantasme du champ de bataille comme seul creuset possible (enterrements dans la brume de l’aube). Mais derrière la reconduction de ces schémas historiques que Zahler filme tel un vieux folklore qu’il brocarde gentiment, un peu comme on taquine un vieil ami, le cinéaste semble viser en arrière-plan un monstre froid et sournois exerçant le Mal de façon plus furtive, rationnelle et contemporaine. Un Mal ne s’encombrant d’aucune identité ni d’aucun code d'honneur. Pendant que les flics à l’ancienne et les jeunes truands jouent encore « aux gendarmes et aux voleurs », s’entre-filment et s’insultent, un commando occulte et efficace ruine le monde.
Au duo de petits flics blancs fait écho celui de petits truands noirs, dont les conditions et les intérêts en apparence opposés sont montrés d’abord comme étant parallèles (montage alterné et plans de filature dans des rues symétriques) puis convergents. La dévaluation du statut social autrefois accordé aux flics blancs les amenant à faire un pas vers une criminalité à laquelle les deux jeunes noirs aimeraient quant à eux échapper à la faveur d’un dernier coup. Les deux binômes évoluent dans des sphères parallèles qui les conduisent presque structurellement à suivre la même trajectoire, au point que le réalisateur n’hésite pas à plusieurs reprises à jouer d’échos pour accentuer l’effet de miroir (« Un opposum, un frigo, un rat crevé… » énumération successivement répétée par un des acolytes ; des problèmes financiers et un proche handicapé des deux côtés de la barrière, etc.)




La chute des uns et l’ascension des autres débouchent donc sur un croisement des deux groupes ; tout le suspense final reposant sur l’éventualité que ce croisement brutal puisse se transformer en rencontre, voire en alliance. Le flic blanc et le truand noir pourront-ils franchir le fossé ethnique et culturel qui les sépare une fois que leur sera clairement apparue la similitude de leurs conditions sociales ? Non. Voilà l'étanchéité. Pourtant la possibilité de ce rapprochement est plusieurs fois esquissée dans le film. Un chassé-croisé est même signifié de façon presque ironique par le jeu de masques auquel se livrent les deux duos dans le feu de l’action, les noirs blanchissant leurs peaux avec du maquillage et les blancs recouvrant leurs visages de masques noirs. Ephémère et inconsciente tentative d’inversion raciale qui dit les désirs secrets qui couvent sous les actes de chacun mais qui rate au final, justement parce qu'elle ne repose sur aucune prise de conscience politique.
Mais la persistance de cette traditionnelle barrière ethnique n’est en fait qu’un trompe l'œil, un malentendu qu'on entretient faute de mieux comprendre le Mal qui sévit (ainsi fait-on mine de ne pas se comprendre alors qu'on parle en définitive la même langue), segmente les classes populaires et les empêche de faire front commun. Ce Mal dans le film qui, lui, ne s’encombre d’aucune identité apparente, agit de façon froide et impersonnelle, mécanique et immotivée. Le leader du commando possède un nom et un accent allemand ce qui, quand il s’agit d’un méchant, véhicule toutes les connotations habituelles, d’autant que ses sicaires s’autorisent des saillies plus ou moins racistes. Mais disons plutôt que ce groupe représente a minima ces « blancs friqués » qu’évoque le petit frère d’Henry et qui, selon lui, agissent dans le monde comme dans un safari ; on les verra plus tard éventrer une de leur victime comme s’il s’agissait d’un gibier (l'apparition un peu plus tôt d’Udo Kier fait d’ailleurs, sans doute involontairement, lien avec le récent Bacurau de Kleber Mendonça Filho et Juliano Dornelles où il est également question de safari humain). Chez Zahler, ce Mal s’en prend justement aux classes moyennes populaires (petits commerçants, mécaniciens, employés de banques…) leur fait les poches, les tue et s’évapore. On comprend que ce Mal est ici à la fois un peu plus et un peu moins que le commando fantomatique et clandestin qui le représente à l’écran, c’est une instance secrète et hermétique, presque abstraite et théorique, un point aveugle (on reviendra sur le dispositif des regards), une sorte de main invisible qui au lieu de redistribuer (tout le film peut être vu au travers du thème de la redistribution nécessaire : ces histoires de pourcentages et de probabilités) prélève les vies autant que le peu de richesse de chacun.
Que le monde soit la réserve naturelle du chasseur blanc friqué, Henry, le gagnant de l’histoire, en aura assez vite la révélation au détour d’une conversation en apparence anodine avec son petit frère gamer : une vraie partie est en cours, il vaut mieux le savoir et prévenir (trois flingues au lieu d’un) que guérir.




Il y a dans le film de Zahler ce constat amer : pendant que les classes populaires se mettent mutuellement des bâtons dans les roues et sont amenées à cruellement s’entretuer pour protéger leurs proches, un Mal plus impersonnel et abscons entretient cette division et continue son œuvre folle et inhumaine.  L’ironie de l’histoire sera que ce Mal sera stoppé par une convergence des luttes, non pas politique et volontaire, mais structurelle, les truands noirs et les flics blancs se rejoignant sur le théâtre secret des opérations, terrain transactionnel où l'argent gagné prend sa vraie couleur : celle du sang des autres. Là ils comprennent vaguement  qu’ils partagent de loin le même destin et appartiennent en définitive au même monde. Pourtant malgré la découverte de cette communauté de destins qui les rapproche, le soupçon des uns envers les autres persiste jusqu’au bout : pour Ridgeman, Henry appartiendra toujours au clan des criminels tandis que pour Henry, Ridgeman sera toujours du côté des blancs friqués - les parties n'arrivant pas à dépasser ce vieux conflit historique en orientant leurs ressentiments communs vers cette tierce instance que Zahler désigne.

Pouvoir faire équipe, voilà dans ce film terrible le bien présenté comme le plus précieux : trésor rare de l’amitié et de la confiance totale accordée à autrui. Zahler dit ne pas s’intéresser à la politique mais nous montre quand même des personnes dont le seul objectif est de sauver le peu d’amour qu’il leur reste, unique bouée de sauvetage au milieu d’une société terrible et inique, de plus en plus insupportable. Une mère refuse de quitter son foyer pour retourner à son travail absurde consistant à enrichir des « friqués » anonymes (le braquage qu’elle subira n’est finalement qu’une concrétisation de son quotidien professionnel, l’actualisation du vol perpétuel auquel elle assiste tous les jours impuissante - et on comprend du coup sa réticence à y retourner). Un flic romantique veut faire équipe avec sa petite amie et se marier. Un couple de vieux flics fait front devant les épreuves de plus en plus difficiles que leur réserve la vie. Quelque chose de l'amour et de la bienveillance tente éperdument de résister à la cruelle logique du bénéfice et de la promotion à tout prix. Cette amitié badine à laquelle se livrent Ridgeman et Lurasetti, Henry et Biscuit, cette équipe que forment les couples unis, les employés de banque, les collègues, cette solidarité gratuite et cette dispendieuse générosité faite de cadeaux et de sacrifices représentent exactement ce que veut détruire le Mal qui n'est que pure efficacité et calcul rationnel.

Il y a dans le film, pour illustrer cette lutte sourde qui déchire la société américaine, un dispositif optique assez sophistiqué, qui articule finalement toute la mise en scène de Zahler. On pourrait dire que cette chaîne optique est constituée de trois éléments : ceux qui sont dans la boîte, chambre noire hermétique, ceux qui cherchent à déloger ceux qui sont dans la boîte, et ceux qui filment ceux qui cherchent à déloger ceux qui sont dans la boîte. Toutes les scènes d’actions, y compris la première avec Vasquez,  suivent à peu près ce schéma : c’est tout un jeu de miroir, de filature, de suivi, de regards, de tractage… Disons que le Mal cherche à s’invisibiliser, trouver l’espace confiné qui lui permettra d’agir à couvert, les flics à l’ancienne useront quant à eux de leur expérience et des moyens traditionnels de la guerre et de l’honneur (Lusaretti est un vétéran), tandis que les plus démunis se serviront d’une autre arme : leur téléphone portable et la dénonciation.

Toute cette chaîne est à reconduire dans le mécanisme même de la filature, en considérant attentivement ceux qui sont derrière et ceux qui sont devant, ceux qui suivent et ceux qui précèdent.


A lire donc :

 






jeudi 8 août 2019

COMME DES ROIS

A propos d’Hérédité et de Midsommar d’Ari Aster

Hérédité - Toni Collette dans le rôle d'Annie

A la vision des deux premiers longs métrages d’Ari Aster, Hérédité sorti l’année dernière et Midsommar qui vient juste de sortir en salles, il est déjà possible de pointer quelques analogies qui résonnent d’un film à l’autre comme les signes avant-coureurs au mieux d’un style naissant, au pire d’une recette. Mais plutôt que de chercher à évaluer trop promptement une œuvre qui n’en est aujourd’hui qu’à ses débuts, nous en resterons ici à la joie de la voir éclore comme une fleur singulière et intrigante, tentant tout de même de comprendre par quels procédés elle atteint à ce charme.

Le premier point qui apparait dans toute son évidence quand on compare Hérédité et Midsommar c’est l’équivoque qui se dégage de leur scénario respectif. Tous deux racontent une histoire qui derrière une apparente unité cache en réalité deux univers fictionnels concurrents qui pour ainsi dire cohabitent dans la même maison. Chaque fait, chaque action, presque chaque détail du film se tient ainsi à la confluence de ces deux univers et recèle donc cette part d’ambiguïté qui trouble le spectateur et l’inquiète. Dans cette réalité parfaitement doublée et réversible, chaque situation pourra concomitamment apparaître horrible et absurde sur un plan, tout en restant logique et rassurante sur l’autre. Par un effet de mise en scène qu’on retrouve dans les deux films, Ari Aster signifie assez explicitement cette réversibilité : alors que les protagonistes passent sans le savoir d’un versant à l’autre de la réalité, la caméra bascule à 180° et nous montre le monde sans dessus dessous. Ainsi, dans Midsommar, aussi saugrenus, exotiques et terrifiants que puissent apparaître les usages de la communauté suédoise à Dani (Florence Pugh), ce n’est pourtant pas dans un autre monde que la jeune héroïne met les pieds mais bien dans la doublure de son monde intérieur, tout de cette étrangeté étant sans qu’elle le comprenne d’abord le reflet de sa propre intimité. D’où cet indicible effroi. On reconnaît bien sûr ce sentiment d’inquiétante étrangeté que décrit Freud : l’effrayant surgissement de notre intimité sous une forme radicalement autre et étrangère, comme si ce qui nous était le plus personnel nous était aussi le plus éloigné et le plus inconnu. « Aime ton lointain comme toi-même » disait quelque part le Zarathoustra de Nietzsche. Tels sont en tout cas ces déroutants Suédois pour Dani : ce lointain qui est elle-même.

Mais comme Ari Aster s’attache à ce que les deux mondes soient parfaitement intégrés l’un à l’autre et qu’on ne puisse jamais, comme les deux visages du dieu Janus, savoir lequel est le recto ou le verso, il est parfaitement légitime de croire en la réalité des sectes que décrivent les deux films, l’une néo-proto-nazie, l’autre carrément sataniste, sans y voir l’illustration du désordre intérieur des héros. Selon cette perspective inversée, c’est alors le personnage principal du film qui vient de loin, en étranger, parfaire la réalité d’une communauté qui n’attendait que son messie. Ainsi à la fin des deux films les couronnements de Dani et de Peter (Alex Wolff), l’une en reine de Mai, l’autre en roi Paimon, fêtent en quelque sorte les épousailles entre les deux univers fictionnels concurrents qui se joignent en ce point et résolvent leurs tensions (les héros enfin apaisés et les communautés satisfaites). Il y a bien sûr dans ces résolutions quelque chose de paradoxal et d’ironique puisque c’est précisément ce contre quoi les protagonistes auront résisté durant tout le film et qu’ils semblaient craindre plus que tout qui se révèle être au final ce qu’ils désiraient le plus.

Midsommar - Florence Pugh dans le rôle de Dani

Mais amusons-nous à entrer un peu dans le détail de ces méticuleuses constructions.

La première séquence d’Hérédité nous montre une chambre miniature sise au sein d’une maison de poupées dont les figurines qui l’habitent se défigent soudainement et prennent l’apparence de véritables êtres humains. Nous sommes dans la maison des Graham et plus précisément dans la chambre de Peter, le fils aîné de la famille. Son père (Gabriel Byrne) vient le réveiller. Dans une autre pièce transformée en atelier, on découvre que la mère Annie (Toni Collette) est elle-même une artiste maquettiste mettant en scène des figurines dans des situations plus ou moins inspirées de sa propre vie familiale. Cette double mise en abyme nous invite à penser que ce que l’on va découvrir à l’écran sous les espèces de la réalité n’est qu’une histoire sortie de l’imagination d’un marionnettiste. Et ce marionnettiste serait soit Annie la mère dont la maladie psychique ne fait guère de doute et qui rejouerait maladivement sa vie familiale dans son atelier, soit une entité extérieure, englobante et diabolique qui manipulerait directement les membres de la famille comme des figurines et se jouerait d’eux en leur faisant vivre les pires horreurs. Quand la nuit tombe sur cette maison, c’est ce diabolus ex machina qui éteindrait la lumière de son atelier cosmique. On finira par comprendre (ou pas donc) que le film raconte en réalité les terribles effets de la folie héréditaire dont la famille Graham est la proie du point de vue d’un des membres de cette famille. Membre lui-même pris dans cette folie mais sans pouvoir se l’avouer. Tout le film est le délire de ce personnage qui tente de s’expliquer sa folie tout en l’ignorant, selon un mécanisme de dénégation. Or ce personnage dont le film est le délire, n’est pas Annie contrairement à ce que le récit voudrait d’abord nous faire croire, mais bien Peter le fils, qui dans l’économie de son récit délirant se place dans la position de la victime pour mieux s’exempter de toute responsabilité et nier sa propre maladie mentale. Il est d’abord difficile de le repérer car tout le principe du délire de Peter est justement de dissimuler ses actions en se plaçant dans la position de l’innocent, victime du délire des autres : victime de la maladie mentale de sa mère qui essaie plus ou moins de le tuer, victime d’une machination sataniste qui le pousse à tuer sa sœur par accident et cherche à s’emparer de son corps pour y réincarner un prince des enfers. Il délire qu’il est pris dans le délire des autres. C’est ainsi qu’il formalise le caractère héréditaire de sa maladie mentale, héritée de sa mère, l’ayant elle-même héritée de sa propre mère, Ellen. Ces folies s’emboîtent les unes dans les autres sans qu’on puisse savoir laquelle aura le dernier mot, semblant n’en former qu’une seule que récapitule en quelque sorte la folie de Peter. C’est comme un délire parallèle qui se transmet de génération en génération et double la réalité. Mais le véritable tableau clinique de cette maladie, on ne peut s’en faire une idée qu’en le déduisant des délires de Peter : l’adolescent semble en réalité souffrir du désamour que sa mère, Annie, lui témoigne depuis qu’elle a refusé de le partager à sa naissance avec sa propre mère, Ellen, qui voulait elle aussi lui donner le sein. C’est finalement Charlie (Milly Shapiro) sa sœur qui sera donnée en échange à la grand-mère dans le cadre d’une relation mère-fille complétement malsaine et dysfonctionnelle. Ce pacte au demeurant ne satisfera personne et nourrira un peu plus la folie de chacun : frustrant la grand-mère de n’avoir pu profiter de Peter, culpabilisant la mère d’avoir sacrifié sa fille à sa mère et rendant Peter jaloux de la position occupée par Charlie qui selon lui devrait être la sienne (c’est lui qui devrait être le roi de la famille, elle ne le peut pas). La faiblesse du père par-dessus tout cela n’arrangeant rien. Ainsi Peter a réellement eu le désir de tuer sa sœur et le fait qu’il soit passé à l’acte, par accident ou non, étant proprement informulable pour lui, doit donc être expliqué par cette histoire de machination satanique. Ce conte satanique est une façon pour lui de formuler cette morbide histoire d’amour maternel dans laquelle il est pris. A moins évidemment que ce soit le contraire…

Dans Midsommar le principe est le même : Dani est victime d’événements qui la dépassent comme de l’incurie de son entourage, et va, elle aussi, chercher inconsciemment une réponse à son mal être par la voie détournée d’un délire communautaire qui viendra exactement agir à l’endroit même de sa détresse. Sa sœur dépressive s’est suicidée en emportant ses parents avec elle sans qu’elle puisse vraiment donner un sens à tout cela ; un rituel païen normalisant la mort volontaire des anciens répondra à son trouble. Elle étouffe en ville (le symbole du gaz d’échappement par lequel périt sa famille) ; on lui offrira le grand air. Elle dort seule dans sa petite chambre d’étudiante ; elle se retrouve dans une grande grange où tout le monde dort ensemble. Elle ne supporte plus les violences latentes d’une société individualiste et mercantile ; elle ira dans un monde où le partage et la solidarité priment. Son petit ami Christian (chrétien), sous une compassion de façade, est en réalité un être égoïste et médiocre ; un rituel révèlera sa duplicité et son fond d’infidélité, un autre dans la foulée le punira. Les amis de Christian sont tous des êtres narcissiques, mesquins et peureux, ils seront sacrifiés pour le bien de tous. Elle hurle sa souffrance dans le vide ; tous les membres de la communauté suppléant sa famille l’entoureront pour hurler à ses côtés et prendre en charge sa souffrance. Elle se trouve laide et délaissée ; elle sera la reine du village. Elle ne supporte plus en somme l’incertitude de la vie, ses contingences et ses catastrophes ; elle s’invente un monde où tout est réglé comme du papier à musique…

Dans le récit, la possibilité de croire que toute la seconde partie du film est une projection délirante de Dani est préservée par la scène où, avant même d’entrer dans le village en question, la jeune femme prend de la drogue, commence par halluciner puis semble en proie à une brutale décompensation qui la fait paniquer puis perdre connaissance. Le reste du film nous dira ce mauvais trip construit à partir des stéréotypes (sur la culture scandinave par exemple), les désirs et les angoisses qui habitent l’âme de la jeune fille. C’est pourquoi par exemple, au moment de la scène du sacrifice des anciens se jetant du haut de la falaise, viennent se superposer en clignotant l’image de ses propres parents morts. Comme le conte satanique de Peter, le conte scandinave de Dani sert d’antidote fantasmatique aux malheurs et aux frustrations qui empoisonnent son quotidien, rêve d’éden qui dans son opération d’inversion des valeurs tourne au cauchemar infernal. A moins encore une fois que ce ne soit le contraire...

Midsommar

Voilà donc à grands traits les fondements de l’artisanat d’Ari Aster qui repose sur un subtil jeu de miroirs et construit de drôles d’objets narratifs dont chaque versant est comme l’expression refoulée de l’autre. Manière qui, tout bien considéré, n’a rien de neuf, l’art de l’équivoque paranoïaque étant un attendu du thriller psychologique depuis des lustres. On pense bien sûr à Rosemary’s Baby de Polanski, dont l’influence est évidente sur le cinéma dAri Aster, et qui laisse jusqu’au bout le spectateur dans l’expectative : Rosemary est-elle effectivement victime d’une secte satanique ou plus simplement une jeune femme délirant la vie de jeune mariée passive et aliénée qu’on veut lui faire vivre ? Shining bien sûr vient également à l’esprit. Cette méthode paranoïaque est une voie royale pour interroger une époque, les rapports sociaux, familiaux, conjugaux qui la constituent, par le prisme même de l’inconscient d’une personne qui la subit. Précédant de quelques années les deux films d’Aster, deux films, Martha Marcy May Marlene de Sean Durkin (2011) et évidemment de Get Out de Jordan Peele (2017) ont ouvert la voie à une réactualisation de cette méthode pour questionner politiquement notre époque. Hérédité et Midsommar s’inscrivent dans cette lignée et portent dans leur fond comme dans leur forme une charge politique latente très forte qu’il faut là encore, déduire d’un contenu plus explicite. Derrière ces contes modernes, c’est le tableau de nos sociétés libérales et marchandes qui se dessine. Cette solitude existentielle régnante, l’abandon de chacun au narcissisme et à la concurrence obligatoire (que celle-ci soit sexuelle ou professionnelle), le règne du cynisme, l’égoïsme institutionnalisé, l’incertitude à laquelle est soumise toute condition, appelle de façon presque mécanique l’aspiration à un monde symétriquement opposé qui répondrait à ces maux. L’individualisme extrême dont la violence psychologique peut notamment s’apprécier aux Etats-Unis par l’incroyable surconsommation de drogues de ses habitants, aboutit ici à un désir de repli sectaire et englobant. Le solipsisme mondialisé appelle souterrainement l’avènement d’un communautarisme taré et implicitement raciste. Tel est donc sous l’œil narquois d’Ari Aster l’avenir que nous nous préparons sans nous l’avouer : un monde totalitaire où chacun retrouverait sa place dans une société à taille humaine qui prendrait en charge nos désirs et nous réconcilierait avec notre environnement. Voilà d’ailleurs à peu près ce que promettent tous les populistes d’aujourd’hui à des peuples qui veulent effectivement reprendre racine (comme Dani dans son délire reprend littéralement racine) et consistance. Comme si le bad trip était un remède de cheval nécessaire pour nous sortir de la misère de nos existences.

Il faudrait enfin prendre le temps de relever le soin qu’Ari Aster apporte au moindre détail de ses films. Parler par exemple de l’attention particulière qu’il porte à l’architecture (toujours dans la lignée de Polanski), ses maisons semblant à la fois parfaitement traditionnelles et modernes, droites et en même temps de travers, harmoniquement déséquilibrées. Ce sera peut-être l’objet d’un autre texte, celui-ci étant déjà trop long.

Contentons-nous de conclure en disant que cette méticulosité dont il fait preuve a quelque chose à la fois de bienveillant et d’ironique. En tant que réalisateur, Aster s’amuse à occuper cette position de démiurge et de grand architecte qui déplace des figurines dans des décors. En ceci, il contente les spectateurs toujours désireux de trouver un maître qui pense et contrôle tout. Mais d’un autre côté, s’il occupe cette position c’est pour au final mieux la subvertir et laisser la place vide, abandonner ce désir de contrôle à sa dérisoire vacuité. Qu’elle est finalement l’ironique morale des deux contes qu’il nous offre à voir ? Que rien ne nous est plus insupportable que la liberté, la sienne comme celle de l’autre, car non seulement elle nous expose à toutes les incertitudes (celle d’être aimé par exemple) et à toutes les déceptions, mais nous oblige de surcroît à une implacable lucidité. Mais à cette terrible exigence et responsabilité, nous semblons toujours préférer les pires envoûtements et nous donner au premier diable qui passe, du moment que celui-ci nous reconnaisse et nous couronne.

Hérédité - Alex Wolff dans le rôle de Peter