mardi 8 mai 2012

L'HEURE DU LOUP

FANTASTIC Mr FOX de Wes Anderson



Très vite, Mr.Fox s'avoue tiraillé entre son envie de laisser s'exprimer sa sauvagerie et les raisonnables compromis auxquels il est contraint en tant que chargé de famille. Le renard est effectivement cet animal de l'entre deux, dont on ne sait s'il appartient au monde inoffensif et bon enfant des animaux fouisseurs tels le blaireau, la taupe ou le lapin, ou s'il relève plutôt de l'ordre des animaux sauvages et dangereux, tel le loup, impérieux et libre, du haut de ses falaises neigeuses (objet d'une des scènes à la fois les plus drôles et les plus émouvantes du film.)
Leçon de modestie de Wes Anderson qui nous montre quelle tension travaille son cinéma : d'un côté l'aspect familial, aussi sympathique que névrotique, restant dans les bornes d'une sociabilité de bon ton et d'un certain "esprit du temps", ce que certains appellent "l'onanisme chic" du cinéma andersonien et de l'autre, à l'horizon, la radicalité artistique, la transgression et l'audace de l'artiste en jeune loup, avec la peur de la folie en ligne de mire. Ainsi, les héros d'Anderson ont cette appréhension d'un autre monde où ils pourraient, sans compromis, se comporter comme les "animaux sauvages" qu'ils se sentent être, d'un espace où leur vie même serait une oeuvre d'art, obscure et lumineuse à la fois, sans que rien ne leur dicte leur conduite, mais perdus dans le prosaïsme du monde commun, auquel ils sont liés par une famille, des amours, un travail, une culture populaire qu'ils partagent (de basse qualité certes, mais dans laquelle ils peuvent se reconnaître, c'est ainsi qu'on peut comprendre le toast final de Mr Fox dans le supermarché), ils doivent faire avec ce dilemne qui consiste à se sentir perpétuellement et concomitamment différents et semblables aux autres.
Or faire avec, est justement la prérogative du renard : rusé, réactif, intelligent, rapide, plutôt que subir les inévitables compromis, il va les organiser. D'où l'importance du plan chez Anderson, plan à entendre dans une double acception : plan en vue d'une action, d'un braquage par exemple et plan au sens de carte. L'un n'allant jamais sans l'autre, le plan d'action s'inscrivant toujours dans une topographie particulière qu'Anderson ne manque jamais de cartographier. Le plan soude, regroupe, donne à chacun sa place dans l'action comme dans la maison, transforme l'atmosphère familiale plombante en trépidantes aventures d'une fratrie soudée autour d'un objectif commun (voler des victuailles ou faire un film : au bout du compte survivre.) Le plan est l'oeuvre d'art même. Il est l'emblème du film, à la fois projet et espace de vie. Dans Fantastic Mr Fox, c'est Felicity, artiste peintre qui peint le plan. Comme ses paysages, elle le strie ça et là d'éclairs et de tornades représentant les aléas magnifiques et tragiques qui viennent justement le modifier et lui donner vie.
Le plan agglomère des êtres disparates autour d'un objectif impossible à bien des égards : vivre ensemble. Il attribue, compartimente (la maison des Tenenbaum, le sous-marin de Steve Zissou, les égouts des animaux fouisseurs) de manière à ce que chacun cohabite sans se noyer dans le groupe. Mais l'équilibre reste toujours précaire car l'espace commun est constamment traversé par des différences de potentiel, des tensions électriques dues à la coexistence de contradictions indépassables (d'où les éclairs qui viennent le déchirer.)
En se donnant l'apparence du renard, Wes Anderson répond également aux critiques qui continuent de ne voir en lui qu'un habile sampleur truffant ses films de tics, d'effets de déjà-vu et de standards rock propres à satisfaire le tout-venant cinéphilique (Tarantino et Honoré sont aussi régulièrement visés par ce discours). Or effectivement, un renard vit de petits larcins et d'Esope à Dahl en passant par le Roman de Renart et La Fontaine, la tradition littéraire veut que l'art de maître Renard soit d'investir le discours de l'autre. En flattant le Corbeau, en jouant devant Bean, Boggis et Bunce à se faire plus bête qu'il n'est, il révèle à ses interlocuteurs par le vol et la réappropriation, la folle vanité de se croire propriétaire d'un bien ; particulièrement en matière d'art.
Pour les renards, il n'existe malheureusement pas de monde tout fait. On peut penser qu'il existe un monde pour les loups (les hauteurs), un autre monde pour les Bunce, Boggis et Bean (la bassesse ordinaire) mais pour les renards il n'y a seulement que des brindilles de vérités et de beauté qu'il leur appartient de glaner, en vue d'un nid, d'un terrier vivable, d'un phalanstère, d'un film.