samedi 29 juillet 2017

Sic transit




De Dunkerque, je retiens quand même cette drôle de première séquence qui, si on la regarde de manière un peu flottante, laisse entrevoir un raccord significatif : un Anglais perdu en France cherche un endroit où faire ses aises. Comme c’est assez urgent, il tente de faire ça à la sauvage mais tout un tas de circonstances l’en empêchent et le poussent à rejoindre sur la plage une colonie britannique ayant les mêmes mœurs que lui en la matière. Seul problème : il n’y a qu’un toilette pour 400 000 personnes et, bien sûr, il faut faire la queue !
Ce pourrait être un trait d’humour anglais mais compte tenu de la gravité du sujet et de la solennité (pompière) avec laquelle Nolan le traite, ce rapprochement entre l’activité défécatoire de l’homme et sa condition de mortel vise moins le registre du comique que celui du sacré (la frontière entre les deux étant, comme on sait, parfois ténue).
Disons pour faire vite que chier voudra dire se sauver un peu, se libérer d’une matière qui rappelle trop combien notre corps est voué à devenir lui-même un déchet. Deux alternatives se présentent : tenter seul de se délivrer dans la précipitation ou garder sa contenance et s’en remettre à la gestion sociale du salut.
Le motif du déchet travaille ainsi le film de bas en haut, de la première séquence déjà évoquée jusqu’au pilote de Spitfire, figure archangélique garantie sans déchet, qui brûle ses réserves jusqu’à la dernière goutte pour descendre de son Empyrée et apparaître aux hommes dans la pureté silencieuse de son être. Entre temps, il aura été également question de merde et de survie dans le chalutier néerlandais et nous aurons vu des naufragés nager dans une épaisse nappe de fuel noir, les souillant comme un goudron d’infamie qui ne tardera d’ailleurs pas à se transformer en feux de l’enfer.
Ce qui intéresse Nolan dans l’opération Dynamo, c’est cette sorte de recyclage instantané, cette digestion en direct de la déroute pour y extraire les germes de la victoire à venir (la glorieuse bataille d'Angleterre). Déroute fondatrice à condition de voir dans cette opération de sauvetage l’amorce d’un salut plus durable (c’est pourquoi Dunkerque est écrit comme un prequel).
On voit combien le sujet est religieux et national (un peuple se réinvente dans la fuite mais la voie est étroite) et on comprend du coup mieux pourquoi Nolan s’appuie plus sur les canons de l’iconographie religieuse européenne que sur les standards du film de guerre hollywoodien classique. Dunkerque pensé comme une fresque murale monumentale laisse peu de place à la caractérisation psychologique de ses personnages, l’évite même pour empêcher toute identification personnelle et préfère mettre en avant le caractère édifiant de son sujet. C’est la composition qui compte et donne son sens à l’ensemble. (On peut aussi voir dans ce refus du psychologisme l’écho d’une idée très anglaise selon laquelle les idiosyncrasies, si elles existent, restent ni très significatives ni très intéressantes et qu’il n’y aucune raison d’en faire toute une histoire. Never complain, never explain).
La composition en niveaux distincts obéissant chacun à sa temporalité propre (déjà dans Inception), le schéma "intestinal" qui en ressort, correspondant aux différentes étapes menant vers le salut ou la damnation, fait évidemment penser aux sphères célestes et aux cercles infernaux de Dante, mais renvoie plus largement aux nombreuses représentations du Jugement dernier telles qu’on peut les découvrir sur les tympans des cathédrales gothiques, sur les retables ou sur les coupoles des églises représentant les hommes justement en file indienne attendant de savoir à quelle sauce ils vont être mangés.
Ici évidemment le sacré n’a rien de métaphysique. C’est moins l’âme qu’il s’agit de sauver qu’un mode d’être, une valeur partagée, qu’il faut bien désigner sous le nom de britishness. D’où la place problématique donnée aux Français dans cette affaire, les Allemands quant à eux ne sont que des ombres et clairement, seule la représentation que les Britanniques se font d’eux-mêmes compte ici. C’est la dimension ouvertement nationaliste du film.
Reste l’intérêt toujours teinté d’exotisme que l’on peut nourrir en tant que Français pour la conception britannique du salut, le social y tenant la place de Dieu lui-même. Rien ne la symbolise mieux que la file d’attente, figure civilisationnelle britannique par excellence, ici matérialisée par une fragile jetée défiant une mer qui menace chacun d’ indistinction, métaphore de l'île elle-même réduite à un ponton. Il faut la voir comme le dernier rempart (qu’on redouble d’ailleurs) pour préserver un certain idéal : se sauver certes mais "un par un". Le paradoxe étant celui-ci : si l’on doit se soumettre à des codes sociaux drastiques, ce n’est pas pour faire un tous ensemble mais bien parce que c’est le seul moyen de sauver une certaine conception de l'individualisme - le consentement au collectif fonctionnant comme l’autre versant de la pièce que constitue la notion de sujet. Ainsi, se laisser aller sous le coup de la panique à doubler dans la file menant au canot de sauvetage en plein naufrage du Titanic ou à Dunkerque n’est pas simplement déshonorant, c’est remettre en cause toute une économie du salut et menacer tout un monde. Voilà pourquoi, même si on semble fermer les yeux sur la façon dont ils ont survécu à leur arrivée sur le sol anglais les deux jeunes soldats ont tant de mal à se pardonner leur écart.
Globalement le film reste assez moyen.