lundi 12 mars 2012

CHERCHEZ LA JEUNE FILLE

MILLENIUM de David Fincher et IN LOVING MEMORY de Jacky Goldberg



Deux films, un long et un court. Deux réalisateurs, un prince d’Hollywood  et un jeune cinéaste parisien n’ayant à son actif qu’une petite poignée de courts métrages (quatre) plus ou moins obscurs. Deux mondes distincts, deux économies, deux cerveaux, deux cœurs, quatre yeux et a priori, rien à voir. Et pourtant, il semble que leurs derniers films respectifs, vus l’un après l’autre, puis pensés l’un dans l’autre, nourrissent des similitudes qui suffisent à légitimer notre désir de brandir un miroir dans l’espace qui les sépare.
Certains thèmes communs apparaissent en premier lieu : le temps passé, la mémoire familiale, la perte, l’oubli, la lutte contre cet oubli… Thèmes classiques qui prennent d'ailleurs comme support à leur représentation un matériel iconographique traditionnel : des albums de photos de famille ou de presse dans Millénium, des films de vacances tournés en super 8 qui constituent la matrice de In Loving Memory. Puis très vite, et comme toujours, ces images sources qui se donnent comme archives d’un vécu, preuves d'un réel, laissent apparaître l'ombre d'un soupçon, la trace d’une perte, voire d'un meurtre. Ce pourrait être la simple perpétuation de l'oracle antonionien selon lequel chaque image possède parallèlement à son pouvoir de monstration, un contre-pouvoir d'occultation. Ce qui nous est montré du monde cacherait ainsi dans sa trame même les signes d'autres mondes enfouis et chaque image, aussi fragile soit-elle, en éclipserait mille autres qu'elle contiendrait. Or effectivement, une ombre muette se laisse entrevoir à la surface des images de Millénium comme de celles d'In Loving Memory, une ombre qui dans les deux films dessine une même forme : la silhouette d'une jeune fille perdue au milieu de la forêt du souvenir, ou pire peut-être, qu'on aura ensevelie vivante dans un mausolée de clichés1. Fantômes parmi les fantômes, elle hante les images comme un indien dans sa réserve2. A partir de là, l'objectif des deux films sera le même : faire ré-éclore devant nos yeux une jeune fille en fleur qui fut autrefois séchée sous le vernis des images. Le spectateur veut la connaître ; l'enquête commence. Bien sûr, c'est aussi à partir de là que les deux films tendent à diverger, notamment quant aux moyens affectés au bon déroulement de leur enquête. Fincher a tout à sa disposition3 : les moyens colossaux d’une major décidée à lancer une licence, un studio d’effets spéciaux, un ex-James Bond consciencieux, sensible, efficace, bref parfait, sans compter, cerise sur le gâteau, Rooney Mara en jeune hackeuse fragile mais sans pitié, aussi vénéneuse que surdouée (dotée d’une mémoire photographique phénoménale, elle sait voir les images mieux que personne). Tandis que Goldberg dispose pour faire remonter sa jeune fille à la surface du sensible de moyens beaucoup plus réduits : un stock de films super 8 acheté dans une brocante, une seule actrice (Cassandre Ortiz), un logiciel de montage agrémenté d'un kit de deux apps pour jouer du datamoshing et c'est à peu près tout. La tentative de réanimation n'en est pourtant pas moins spectaculaire. Là où Millénium met en scène deux filles (je passe sur les personnages féminins secondaires) l'une, Lisbeth Salander, usant de son don pour s'infiltrer dans les images afin d'aller y chercher le fantôme de l'autre, Harriet Vanger, In Loving Memory choisit de condenser ces figures de l'absente et de la guerrière en une seule. L'héroïne de Goldberg lovée dans la mémoire atrophiée de sa mère devra donc trouver seule la force de s'armer pour résister à son oblitération. Elle revêt d'ailleurs à cet effet une combinaison de combat qui la place dans l'ordre des créatures passées de l'autre côté des apparences quelque part entre Dark Vador et les singes-fantômes de Weerasethakul. Son beau regard rouge impassible (dureté froide de l'ange de la vengeance ou tendresse lasse du spectre revenu de tout ?) transperce le grain du Super 8 et vient court-circuiter la boucle continue d'une projection familiale qui ne veut plus voir que les images réconfortantes et soi-disant enchantées des sixties.
Et c'est justement là que l'oracle antonionien prend fin : à « l'heure numérique » les images ne sont plus des sanctuaires impénétrables, plus rien ne les protège. Elles peuvent bien se montrer aussi hermétiques et transparentes que les grandes baies vitrées de la maison de Martin Vanger, il y a toujours un mince filet d'air qui s'y faufile profitant d'une porte entrouverte. Autrefois insaisissables, les images nous gardaient à distance, nous effrayaient, nous éduquaient, nous mentaient, nous leurraient, nous consolaient... Aujourd'hui quelques cinéastes-hackeurs comme Fincher ou Goldberg s'y insinuent sans foi ni loi, et à l'image de Lisbeth Salander, les prennent par derrière, plongent dans le grain numérique, les virusent, les réactualisent, les compressent, les décompressent, les hybrident, les datamoshent, bref, se libèrent d'un rapport de frontalité et partant de fascination, par lequel il fallait jadis forcément passer. Et qu'on ne s'y trompe pas, si cette entreprise prend parfois l'allure d'un saccage punk, il s'agit bien avant tout, comme nous l'avons déjà dit, d'une tentative de réanimation d'images mortes, la méticuleuse réhydratation d'une belle plante qu'on a laissée se dessécher sous la vitre d'un austère cadre ikéa. Dans une société lissée par les écrans, où le nazisme affiché des Vanger a été remplacé par l'affairisme mafieux d'un Wennerström qui n'a justement plus qu'à se cacher derrière une de ses sociétés-écran pour pouvoir librement passer sur tous les écrans de télévision ; dans une société où la force du désir, celui de Lisbeth, d'Harriet ou de l'héroïne sans nom d'In Loving Memory, est constamment recadrée, brimée, insultée, profanée, niée, il est assez galvanisant de voir deux cinéastes ne plus se soucier de respecter les apparences mais d'au contraire les investir par la force. De l'intérieur, ils sculptent le visible pour redonner une nouvelle forme à l'oubli.


1 - « Ces ombres grises ou sépia, fantomatiques, presque illisibles, ce ne sont plus les traditionnels portraits de famille, c'est la présence troublante de vies arrêtées dans leur durée, libérées de leur destin, non par les prestiges de l'art, mais par la vertu d'une mécanique impassible (...) » Ontologie de l'image photographique in Qu'est-ce que le cinéma ? - André Bazin – Editions de Cerf 1985

2 - Il y a quelque chose de La Prisonnière du Désert de John Ford dans le film de Fincher comme dans celui de Goldberg. Le premier mettant l'accent sur la longue quête des deux « searchers », Mikael Blomkvist et Lisbeth Salander, et le second s'attardant, en quelques plans pastoraux et lyriques, sur ces saisons que la jeune fille passe réfugiée dans le bois de la mémoire en compagnie de quelques sauvages accueillants : « They welcomed me ! »

3 - « Le jeune cinéaste chahuté par les cadres de la Fox qui produisait Alien 3, son premier film, travaille désormais au sein d'un studio dévolu à ses productions. Epaulé de collaborateurs réguliers, il a su prendre de vitesse une industrie de flux pour créer en son cœur un atelier numérique où s'élaborent les dernières formules d'un cinéma digital. » David Fincher ou l'heure numérique– Guillaume Orignac – Capricci – L'Age d'Or - 2011

In Loving Memory












The Girl With The Dragon Tatoo