GLORIA de Sebastián Lelio
Depuis
2005, quelque chose se passe au Chili. Ça s'appelle « el
novisimo cine chileno » (je renvoie tout de suite au texte de Nicolas Azalbert présentant la rétrospective
que le Festival International du Film de La Rochelle a consacrée au
nouveau cinéma chilien l'année dernière).
Ce renouveau cinématographique aux origines duquel se situait
Sebastián
Lelio
avec La
Sagrada Família, aux
côtés d'Alicia Scherson et de Matías
Bize,
s'est depuis largement confirmé avec l'éclosion de nouveaux
cinéastes talentueux, en particulier Pablo Larraín
qui
en est devenu une figure centrale, aussi bien comme réalisateur que
comme producteur (il co-produit le Gloria
de Lelio). Si
l'on devait trouver un trait commun aux films, au demeurant très hétérogènes, qui nourrissent ce corpus en cours d'élaboration, ce n'est pas forcément
du côté du droit
d'inventaire
qu'il faudrait chercher, mais plutôt du côté du soupçon. Parce
qu'au Chili le terme très générique de démocratie
occidentale
a servi de fondu enchaîné à des régimes opposés (on a pu ainsi
passer d'un régime militaire à une société libérale sans
fondamentalement changer la constitution), un soupçon est né quant
à la valeur des temps (passé, présent, futur) et quant aux
apparences.
S'ils autopsient parfois le cadavre de la
dictature militaire, c'est moins en vue d'un bilan historique que
pour diagnostiquer les indices d'une perpétuation du passé dans le
présent. Comme si, après les séismes politiques, le Chili s'était
installé dans un temps d'indécision, le temps des répliques
(le terme surgit au détour d'une conversation politique dans Gloria)
qui empêche de savoir si la séquence précédente est vraiment
terminée ou si elle persiste sur un mode parodique (parodie de
Travolta dans Tony
Manero,
parodie de révolution dans No
et
parodie d'amour passion dans Gloria).
La Gloria de Lelio est une femme
de cinquante-huit ans, célibataire divorcée, vivant dans une grande
ville, qui décide de se battre contre des signes. Que disent ces
signes ? Ça dépend des jours et de l'humeur, mais globalement
ils disent :
1- que techniquement personne n'a
plus besoin d'elle (ses enfants)
2- qu'elle est vieille, qu'elle va
devenir folle ou mourir (le voisin schizo et son chat-sphynx)
3- qu'elle est malgré tout une
incurable romantique qui croit en l'amour passion (les chansons
d'amour qu'elle entonne dans sa solitude).
Les signes sont cruels et pèsent
quand on les laisse parler, il faut les ventiler. Gloria ira les
défier sur leur propre terrain : une piste de danse où tout
n'est plus que rythme, reflet, lumière et séduction. Aller draguer
ce qui prétend avoir un sens (la vieillesse, l'amour, tout ça) pour
voir ce qu'il y a derrière et éventuellement déplacer les lignes.
Lelio le dit : « Gloria est comme Rocky », elle
avance son corps dans le champ des signes. Aussi, le film repose sur
un postulat tout simple : épouser la musicalité du dialogue que
Gloria (interprétée par la majestueuse Paulina García)
entretient avec le monde qui l'entoure. De tous les plans, elle lutte
pour ne pas se fondre dans le décor, comme une goutte refuserait de
se faire absorber par un buvard. Le film n'a donc rien d'un portrait
en pied mais vise aussi l'arrière-plan, brossant l'état d'une
certaine classe moyenne habitant le Santiago actuel. Pour le
spectateur, Gloria est une sorte de Fabrice Del Dongo perdu sur le
champ de bataille de l'amour, une interface sensible qui se cogne à
toutes les perspectives. Elle veut aimer et être aimée mais ce
Rodolfo dont elle s'est entichée, clignote (scène jubilatoire où
excédée par la versatilité de cet amant, elle se venge à coup de
paintball, retournant contre cet amour parodique ses armes de
pacotille). Face à ces éclats, la lourdeur qui frappe le film à
mi-chemin est d'autant plus regrettable, due sans doute à un
scénario trop convenu et redondant, mais surtout à cette façon de
surligner jusqu'à l'excès le symbolisme de certains détails. Le
découpage nerveux aussi fait du tort, toutes les scènes semblent
plus ou moins amputées jusqu'à une séquence finale très réussie
qui réenchante l'ensemble : Gloria, meurtrie par son échec amoureux,
se pare de sequins et croise un paon. La simple vision de cette bête,
ridicule et poignante, déployant pompeusement l'éventail de ses
artifices, lui redonne la force de danser à nouveau. Lelio le sait :
Gloria n'est pas simplement Rocky, c'est aussi un peu Tootsie mais
une Tootsie qui aurait finalement choisi de poursuivre jusqu'au bout
le jeu des apparences.