vendredi 7 février 2014

EN PISTE

GLORIA de Sebastián Lelio



Depuis 2005, quelque chose se passe au Chili. Ça s'appelle « el novisimo cine chileno » (je renvoie tout de suite au texte de Nicolas Azalbert présentant la rétrospective que le Festival International du Film de La Rochelle a consacrée au nouveau cinéma chilien l'année dernière). Ce renouveau cinématographique aux origines duquel se situait Sebastián Lelio avec La Sagrada Família, aux côtés d'Alicia Scherson et de Matías Bize, s'est depuis largement confirmé avec l'éclosion de nouveaux cinéastes talentueux, en particulier Pablo Larraín qui en est devenu une figure centrale, aussi bien comme réalisateur que comme producteur (il co-produit le Gloria de Lelio). Si l'on devait trouver un trait commun aux films, au demeurant très hétérogènes, qui nourrissent ce corpus en cours d'élaboration, ce n'est pas forcément du côté du droit d'inventaire qu'il faudrait chercher, mais plutôt du côté du soupçon. Parce qu'au Chili le terme très générique de démocratie occidentale a servi de fondu enchaîné à des régimes opposés (on a pu ainsi passer d'un régime militaire à une société libérale sans fondamentalement changer la constitution), un soupçon est né quant à la valeur des temps (passé, présent, futur) et quant aux apparences.
  S'ils autopsient parfois le cadavre de la dictature militaire, c'est moins en vue d'un bilan historique que pour diagnostiquer les indices d'une perpétuation du passé dans le présent. Comme si, après les séismes politiques, le Chili s'était installé dans un temps d'indécision, le temps des répliques (le terme surgit au détour d'une conversation politique dans Gloria) qui empêche de savoir si la séquence précédente est vraiment terminée ou si elle persiste sur un mode parodique (parodie de Travolta dans Tony Manero, parodie de révolution dans No et parodie d'amour passion dans Gloria).

La Gloria de Lelio est une femme de cinquante-huit ans, célibataire divorcée, vivant dans une grande ville, qui décide de se battre contre des signes. Que disent ces signes ? Ça dépend des jours et de l'humeur, mais globalement ils disent :
1- que techniquement personne n'a plus besoin d'elle (ses enfants)
2- qu'elle est vieille, qu'elle va devenir folle ou mourir (le voisin schizo et son chat-sphynx)
3- qu'elle est malgré tout une incurable romantique qui croit en l'amour passion (les chansons d'amour qu'elle entonne dans sa solitude).
Les signes sont cruels et pèsent quand on les laisse parler, il faut les ventiler. Gloria ira les défier sur leur propre terrain : une piste de danse où tout n'est plus que rythme, reflet, lumière et séduction. Aller draguer ce qui prétend avoir un sens (la vieillesse, l'amour, tout ça) pour voir ce qu'il y a derrière et éventuellement déplacer les lignes. Lelio le dit : « Gloria est comme Rocky », elle avance son corps dans le champ des signes. Aussi, le film repose sur un postulat tout simple : épouser la musicalité du dialogue que Gloria (interprétée par la majestueuse Paulina García) entretient avec le monde qui l'entoure. De tous les plans, elle lutte pour ne pas se fondre dans le décor, comme une goutte refuserait de se faire absorber par un buvard. Le film n'a donc rien d'un portrait en pied mais vise aussi l'arrière-plan, brossant l'état d'une certaine classe moyenne habitant le Santiago actuel. Pour le spectateur, Gloria est une sorte de Fabrice Del Dongo perdu sur le champ de bataille de l'amour, une interface sensible qui se cogne à toutes les perspectives. Elle veut aimer et être aimée mais ce Rodolfo dont elle s'est entichée, clignote (scène jubilatoire où excédée par la versatilité de cet amant, elle se venge à coup de paintball, retournant contre cet amour parodique ses armes de pacotille). Face à ces éclats, la lourdeur qui frappe le film à mi-chemin est d'autant plus regrettable, due sans doute à un scénario trop convenu et redondant, mais surtout à cette façon de surligner jusqu'à l'excès le symbolisme de certains détails. Le découpage nerveux aussi fait du tort, toutes les scènes semblent plus ou moins amputées jusqu'à une séquence finale très réussie qui réenchante l'ensemble : Gloria, meurtrie par son échec amoureux, se pare de sequins et croise un paon. La simple vision de cette bête, ridicule et poignante, déployant pompeusement l'éventail de ses artifices, lui redonne la force de danser à nouveau. Lelio le sait : Gloria n'est pas simplement Rocky, c'est aussi un peu Tootsie mais une Tootsie qui aurait finalement choisi de poursuivre jusqu'au bout le jeu des apparences.