dimanche 29 décembre 2013

ONE OF US



Dans Le Loup de Wall Street le dernier Scorsese, l'intrigue minimale glisse sur toutes les amorces tragiques sur lesquelles elle aurait pu venir s'enfourcher. La mise en scène épouse le gonflement insensé de l'avidité de Jordan Belfort mais sans jamais enregistrer l'explosion de cette bulle désirante. Il y a bien des crises, des moments difficiles à digérer (le Krach d'octobre 1987, la scène des Lemmons, les deux divorces, l'arrestation) mais rien finalement susceptible de retourner cette hubris en véritable tragédie. La grenouille qui veut se faire aussi grosse que le beauf (un peu de bon goût lui aurait peut-être appris le sens de la mesure) n'éclate au bout du compte jamais. C'est que le délire qui habite Jordan Belfort est une sorte de maladie nosocomiale surrésistante qu'il a chopée dans un système s'avérant incapable de la traiter. Les flics peuvent bien venir interpeller notre héros, ils ne sont au final que des figurants dans un film publicitaire qui les englobe et qui continuera vaille que vaille. En l'arrêtant, ils ne ramènent pas Jordan Belfort vers le monde réel, à sa juste place, mais tout juste le contraignent-ils à faire une pause, la prison étant plutôt vécue ici comme un camp de remise en forme physique que comme une épreuve morale. La voix-off du héros branleur commente alors les images où on le voit tranquillement jouer au tennis dans son pénitencier : « Ce devait être sans doute pour moi le moment de payer les pots cassés comme disait mon père. Enfin toutes ces sortes de conneries. », montrant par là combien le discours moral aussi bien que toutes les vexations réelles, et donc plus largement toute dramaturgie, n'ont au bout du compte aucune prise sur son existence. Il est en quelque sorte un incurable, un intouchable, un condensé de vie à l'état pur dans tout ce qu'elle peut avoir de fascinant et d'effrayant, animée d'un projet si basique (jouir) qu'elle semble impossible à contenir. On pense évidemment à l'Alex d'Orange Mécanique ou plus lointainement encore au Dom Juan de Molière, héros, eux aussi, indomptables (c'est un lion qui apparaît dans le premier plan du film), la société rencontrant toutes les peines du monde à leur faire payer le prix de leurs désirs insensés (ils veulent bien dilapider mais se refusent toujours à payer).
Même le déchaînement des forces naturelles lors de la tempête méditerranéenne ne peut rien contre Belfort, tout obstacle débouchant pour lui sur une nouvelle fête (celle organisée par les sauveteurs italiens), une nouvelle envie, une nouvelle érection mécaniquement produite. Physiquement parlant, c'est un parcours du combattant car bien sûr, comme toujours chez Scorsese, il y a incorporation du « Mal » par le héros qui est à la fois le lieu d'expérimentation et le dispensateur du produit testé. Jordan, et c'est là la première leçon faustienne qu'il recevra de Mark Hanna (Matthew McConnaughey), doit avant tout se soumettre au diktat de la jouissance s'il veut être en mesure d'en vendre par échantillons au monde entier. Pour vendre du vent, il faut qu'il se voue à cette vanité corps et âmes, qu'il devienne son premier réceptacle. Or, placé sous la gouttière du système, c'est à des avalanches de jouissance auxquelles il devra faire face, sans toutefois jamais atteindre le martyr, le ballon de baudruche semblant, on l'a dit, ne jamais pouvoir arriver à son point d'explosion. Il est un pantin (DiCaprio, il faut le mentionner quand même, est impressionnant), un pénis qui se gonfle et se dégonfle au fil de ses branlettes, incapable d'accéder au rang de phallus et par conséquent incapable de contenter une femme (ce qui semble être d'ailleurs le dernier de ses soucis). Au milieu de tant de frénésie, noyé dans un tel déferlement d'images stupéfiantes, le spectateur finit presque par attendre avec impatience l'arrivée du jugement, l'irruption de la statue du commandeur qui viendra mettre un terme à tant de vaines débauches et délivrer ce pauvre Jordan de l'éternité de jouissances dans laquelle il s'est empêtré.  
Qu'on délivre ce gamin de sa quéquette, nom de dieu ! 
Mais rien ne vient trancher ou si peu. Pire, toute la justesse politique du film est contenue dans cette ironie qui veut que l'issue tragique à laquelle devraient logiquement aboutir les agissements de Jordan Belfort est constamment repoussée par les instances mêmes qui cherchent à la provoquer. Autrement dit les vexations opposées au puissant moteur libidinal qui propulse Jordan Belfort (et le système financier tout entier) sont beaucoup trop faibles pour être opérantes et installer le spectateur dans un contrepoint moral. Tout juste contribuent-elles à offrir au loup un temps de récupération, une pause salvatrice avant une nouvelle embellie. Ainsi nous l'avons dit de la prison, des divorces, des mauvais trips. Les instances de régulation de la dramaturgie classique (exposition, nœud, péripéties, dénouement) à l'instar des instances de régulation financière ne commandent plus rien, il n'y a plus personne dans la salle des machines, le commandant de bord est certes encore capable de ligoter Jordan Belfort le temps d'un petit voyage mais guère plus. A peine le temps d'atterrir que le voilà déjà reparti dans un nouveau trip, sortant indemne de tous les crashs et krachs inimaginables, court-circuitant une mauvaise descente de Lemmons en inhalant une nouvelle dose de cocaïne, se soustrayant à toutes les « petites morts » en ajoutant la jouissance à la jouissance. Face à tant de santé, l'intelligence de Scorsese, cinéaste cinéphile s'il en est, est de s'en remettre à un certain primitivisme cinématographique et de revenir, avec un montage beaucoup plus précipité cependant, à l'innocence luxurieuse et burlesque du cinéma hollywoodien des origines qui correspondait lui aussi à des « années folles ». Il est difficile de ne pas voir en effet dans les multiples scènes de débauche au travail du Loup de Wall Street l'écho lointain et amplifié de certaines scènes orgiaques qui hantaient le cinéma muet de l'époque. Dans ces temps édéniques où nul code Hays ne régentait encore la création, tout semblait possible et les héros pouvaient de leurs corps élastiques déjouer tous les pièges du réel. Hollywood, comme Wall Street aujourd'hui, était une sorte de zone franche où les excès des fabricants de rêve étaient plus ou moins tolérés, jusqu'à ce que les conséquences de la fameuse affaire Arbuckle finissent par changer la donne. Bref, le cinéma américain, de par son histoire, aurait théoriquement quelque chose à dire du démon de la démesure, il s'est fondé avec lui et contre lui, il a appris à jouer avec le feu, à dompter sa sauvagerie (le lion encadré de la MGM), en y incluant le regard du spectateur, en s'inventant une durée, en distillant le désir dans un certain standard et d'inévitables clichés. L'hypothèse que fait ici Scorsese, c'est qu'il faut revenir à cette frontalité première, remettre les choses à plat et ne pas avoir peur d'user de la caméra pour ce qu'elle était originellement : un moyen d'enregistrer le sensationnel, de capter l'emballement du monde. Pour être en mesure de rendre compte d'un événement aussi énorme et caricatural que la catastrophe financière qui s'abat sur le monde depuis ces trente dernières années, il faut faire le deuil d'une certaine dramaturgie et revenir à des fondamentaux. Non pas chercher à comprendre, ni à expliquer, ni à romancer, ni à vulgariser mais simplement montrer les clowns en action. Acte de croyance de Scorsese envers le cinéma mais aussi libération d'une pesanteur morale (Jordan Belfort n'est ni un fou, ni un dieu, ni un saint, ni un criminel, ni un bon, ni un méchant, c'est d'une certaine façon un monstre de normalité) qui lui permet de s'en donner à cœur joie, déversant son flot ininterrompu de clichés dans la pupille dilatée d'un spectateur qu'il voudrait, on le sent, réveiller. Car ce long spot publicitaire de trois heures qui passe volontairement sur « l'essentiel » (les suicides, les morts, les malheurs sont à peine évoqués) est une forme pure qui cherche un fond sur lequel elle pourrait s'imprimer. Un film à la recherche de simples spectateurs, capables de percer les bulles de savon qu'il produit. On aurait en effet tort de croire que ce déversement stupéfiant de visuel est seulement ironique. La profondeur que Scorsese a volontairement abandonnée pour donner du crédit à la bêtise essentielle du cinéma, il espère finalement la trouver dans l'oeil d'un public qu'il finira en dernière instance par interroger. Où est le grand commandeur ? Où sont les freaks qui par une nuit d'orage doivent juger l'un d'entre eux  ? Tranquillement assis dans leur fauteuil en train de regarder le loup de Wall Street tenter de les embobiner une fois encore. A qui vient-on d'éjaculer au visage pendant trois heures d'affilée ? Qui vient de se faire baiser par appel téléphonique interposé ? Où était la caméra quand Jordan Berfort montrait à ses collègues hilares l'art d'arnaquer un anonyme faisant mine de l'attraper ? Qui sont les agneaux invisibles de cette fable immorale ? Achèterons-nous encore ce putain de stylo dont on n'a pas besoin ? Scorsese questionne : « Vous en voulez encore ? ».