vendredi 3 février 2012

RIVES



J’ai vu RIVES en avant-première un soir de septembre, projection rêvée où en une heure et dix-huit minutes de temps l’espace commun de la salle de cinéma s’est imperceptiblement inversé. Une fois les lumières rallumées, la salle était bien toujours la même, rien en apparence ne semblait avoir bougé, mais nous étions tous pourtant passés de l’autre côté de l’écran - ou de nos têtes, c’est la même chose. Dès les premiers plans du film, nous avions d’ailleurs été informés du mode de transport qui nous serait proposé : entre le flottement d’une feuille d’arbre suspendue en l’air et les mains d’un enfant plongées dans les eaux stagnantes d’une flaque en forêt, nous voguerions sans cesse dans cette tension ; quelque part entre un monde flottant, circulatoire, incertain, fragile, où mille reflets viennent miroiter, et la terre meuble et boueuse qui nous colle au sol. RIVES sera donc de la même étoffe qu’un rêve, ostensiblement superficiel mais secrètement profond, fictionnel mais incontestablement documentaire, évident mais implicitement énigmatique. Un film-sortilège dont la gracieuse fluidité des images hypnotise au point d’instiller un soupçon diffus d’inquiétude, un suspense laissant craindre au spectateur que tout pourrait brutalement s’arrêter, se pétrifier sans raison, comme ces statues granitiques qui ornent les rues parisiennes et dont on ne sait si elles ne sont pas des passants qui se seraient un peu trop perdus dans la ville. Tel est d’ailleurs le principe même du cinéma : une succession d’images sans cesse menacées par le figement, et tels sont Pierre, Thalat et Bianca, les trois personnages de RIVES, dont les parcours respectifs s’entrelacent à la surface du tissu urbain parisien le temps d’une journée, jusqu’à ce qu’un événement, anodin en apparence (un ascenseur qui se bloque par exemple), vienne transformer leurs trajets sociaux (aller à l’école, à la fac, au travail) en dérives existentielles et poétiques. Tous trois semblaient déjà fragiles, timides, solitaires, précaires (c’est-à-dire particulièrement exposés au surgissement de la Beauté), mais voilà qu’un petit grain de sable vient les faire encore un peu plus dévier de leur statut social, frêle embarcation sur laquelle ils naviguaient tant bien que mal dans la ville. A partir de là, ce n’est pas que Paris, filmé comme jamais par Armel Hostiou, vient à changer - Paris sera toujours Paris, n’est-ce pas ? – mais plutôt qu’il revête désormais aux yeux de cette étrange famille décomposée que forment les trois personnages principaux, l’aspect duplice d’un lieu qui offre certes sa surface à toutes les circulations mais à une seule condition : qu’elles ne mènent nulle part. Pour nos trois « héros » le cœur secret de la ville, si tant est qu’il existe, reste impénétrable. Ils auront beau venir frapper à sa porte, ils resteront sur le seuil, renvoyés à leur condition d’étrangers, d’arpenteurs, toujours emportés par la force centrifuge d’une cité qui les relègue en périphérie,  de l’autre côté du fleuve en tout cas, celui qu’aucun pont ne permet de traverser (même celui dessiné sur les billets de 500 euros ne mène nulle part, à la grande surprise de Thalat.) Alors Paris ville lumière ? Oui, mais Paris ville étanche aussi, vitrine illuminée qui garde close la porte de sa boutique, surface iridescente où l’on ne peut guère qu’imprimer la marque éphémère et vaporeuse de son haleine, comme pour vérifier si le fantôme qu’on est en passe de devenir garde encore un peu de souffle. Relégation d’autant plus frustrante que quelques portes s’entrouvrent parfois comme celle poussée par Fritz Lang himself qui laisse entrevoir à Bianca le début d’une promesse : il y aurait bel et bien un secret derrière la porte. Mais quel secret ? Quelle porte ? Quel avenir ? Quel asile ? Le cinéma lui-même peut-être. N’est-il pas le refuge traditionnel des fantômes errants ? Et ne ressemble-t-il pas à cette autre rive sur laquelle Pierre, Thalat et Bianca finissent par se retrouver et reconnaître leur parenté secrète ? Une sorte d’arrière-monde rêvé, où les perspectives se redessinent et les rapports se créent, de l’autre côté du fleuve des images, derrière l’écran.
| France  | 2011 | 1H18 | distribution : Epicentre films |
| avec Jasmina Sijercic, César Lakits et Abubakar Jamil |
| musique : Fantazio, Babx, Viva and the Diva, Poni Ohazx et Mohamed Lamouri |
| programmation ACID • Festival de Cannes 2011 |
| recommandé par le GNCR |
| sortie nationale : 29 février 2012 |