Notes sur Le Grand Jeu de Nicolas Pariser
1- Spectres de Debord un peu partout
dans le film, et notamment par un biais que j'aime beaucoup :
l'attention portée à l'objet livre en tant que tel (l'écriture, l'impression, la distribution, la vente en librairie, toute la chaîne de fabrication est représentée dans le film). Comme s'il s'agissait de redonner au livre, à la
chose écrite, sa place essentielle dans le champ politique et amoureux.
Tous ces livres qui ont été écrits pour susciter des révolutions
et, symétriquement, toutes ces révolutions qui n'ont abouti qu'à
faire des livres. Tous ces livres écrits par amour et tous ces amours qui finissent en livres (c'est la fin du film).
Le livre retrouve son rôle de vecteur essentiel dans la circulation du désir. Le livre comme tombeau aussi.
Il y a ce soin ludique porté à la typographie mais aussi ce goût pour le détournement, exercice situationniste par excellence, Pariser s'amusant à détourner le détournement même - son plus beau tour de force étant d'arriver dans la scène finale du film à faire d'une citation très théorique de
Debord, une sorte d'acmé mélodramatique, moment très émouvant où sous les yeux de Caroline le faux livre révolutionnaire de Pierre se transforme en vrai journal intime d'un amour perdu, moment où elle comprend que leur
séparation est désormais accomplie.
2- Beaucoup d'autres clins d'oeil situs avec notamment la
présence à deux reprises à l'écran du gros livre d'entretien de
Vaneigem, titré en grand : RIEN N'EST FINI, TOUT COMMENCE.
Titre qui informe le spectateur que Pierre, contrairement à ce qu'il
peut croire, est bien pris dans un cycle, dans une spirale historique et amoureuse qui
relancera le jeu de son existence.
Il y a aussi la reprise du pseudonyme de Censor utilisé en son temps par Sanguinetti
lors de la campagne d'Italie qu'il mena en compagnie de Debord au
milieu des années 70. Dans un souci de précision, Pariser va
jusqu'à imiter la sobre maquette des éditions Champ libre.
Des citations
littérales de Debord sont parfois même incluses dans les dialogues
et notamment dans la bouche de Paskin : « De nos jours,
on vit et on meurt à l'intersection de beaucoup de mystères. »
Phrase tirée des Considérations sur l'assassinat de Gérard
Lebovici.
3- Le plaisir vient de l'habileté à inclure ces nombreuses références sans jamais alourdir le récit. C'est que l'art de la citation est ici tout sauf un argument d'autorité mais plutôt une proposition ludique visant à montrer
que le texte du film, comme d'ailleurs le texte de notre actualité écrit par des personnes comme Paskin, sont en réalité des sortes de collages de textes plus ou moins anciens qui n'en finissent pas de faire oeuvre. Ainsi, par exemple, l'expression de « Grand
Jeu » désigne une réalité historique tout en étant
originellement issue d'un roman de Kipling, c'est aussi une allusion à la revue d'avant-garde des années 30, c'est aussi le surmoi freudien (grand "je") qui paralyse Pierre, etc. etc.
Les textes bien après leur publication, même soldés chez Gibert, continuent de diffuser leur poison et leur contre-poison ; ils sont comme des rivières commençant par couler en surface pour poursuivre « phréatiquement » leur chemin dans le sol et réapparaître soudain à un autre point du territoire et du temps. En ceci, ils ont les mêmes propriétés que le refoulement. Le Grand Jeu laisse une place à ces spectres, les laisse sourdre dans la trame même de son récit, comme il fait une place à ces puits de fictions souterraines que sont les "affaires politiques", les révolutions ratées, les cadavres, amoureux ou autres, qui tombent tout à coup du placard pour venir hanter notre présent. Notre époque est ici représentée par Pierre ou plutôt, se présente-t-il comme un pur produit des années 90, génération perdue à ses yeux - éternel refrain de la jeunesse. Pour lui, les spectres prennent trois formes définies mais intimement enchevêtrées, presque interchangeables : la politique, l'amour et l'écriture. Ils forment le monstre à trois têtes de son refoulé auquel il devra finir par faire face. Car parmi tous les textes qui travaillent Le Grand Jeu, le plus lointain peut-être, le plus obscur d'entre eux est aussi le plus intime : c'est le texte même que Pierre n'arrive pas à écrire, ou plutôt celui "qu'il ne cesse pas de ne pas écrire", ce qui est très fatigant, plus fatigant encore que de ne pas cesser d'écrire, comme il est très fatigant "de ne pas cesser de ne pas aimer" ou "de ne pas cesser de ne pas faire de la politique".
Peu de films au final savent ainsi montrer la puissance d'un «sous-texte » en le laissant sourdre. La plupart se contentent d'adapter.
4- Une des plaisantes conséquences de ce jeu de détournements perpétuels est qu'on ne
sait plus durant les scènes filmées dans la librairie reconnaître
les faux livres des vrais. On voit à un moment sur un étalage un
beau livre titré : Sexe, race et culture. Un livre
pareil a-t-il jamais existé ? Peut-être. Plus loin, on
aperçoit un livre signé Platon et on se dit qu'apparemment celui-ci
doit être vrai. Une sorte de soupçon nous prend. Comme le passeport
donné par Copeau à Scavarda (sorte de mixte entre Battisti et
Negri) pendant son exfiltration, tous les ouvrages en gondole
deviennent de « vrais-faux livres ».
4bis - Il y a ce moment très drôle des "petits mots des libraires" posés sur la couverture du vrai-faux livre de Censor. Avis supposément personnels qui ne font en réalité que reconduire exactement le discours que Paskin, faiseur d'opinion, a voulu leur faire dire. Illustration parfaite de ce que Paskin confiait à Pierre au Palais Royal quelques scènes auparavant : la liberté d'expression est beaucoup plus efficace que toute censure. Le pseudo choisi par Pierre prend alors tout son sens.
5- Ce qui fait
aussi l'élégance de ces citations, qu'elles soient littéraires ou
cinématographiques, c'est leur précision. Dans un tel dispositif, plus la
citation est littérale, plus elle fait vraie et plus elle passe inaperçue au sein de la fiction, à l'exemple de la fameuse lettre volée. Les feuilles du
journal de Copeau voltigeant dans la rue après qu'il ait été
écrabouillé par ses ennemis renvoient directement à celles du
manuscrit du Ghost Writer de Polanski. Blum niant qu'il est un
agent provocateur tsariste renvoie explicitement à Triple Agent.
Ainsi, de nos jours, le mystère d'un film peut naître à l'intersection de beaucoup d'évidences.
6- On nous fait attendre l'apparition de Louis (personnage inspiré de Julien Coupat) pour une probable confrontation avec Pierre (dont une des clés lointaines est Medhi Belhaj Kacem) mais à cette tension prévue viendra se substituer un moment fraternel de "décence ordinaire", les vieilles querelles de jeunesse semblant dépassées. En réalité, elles ne sont pas dépassées mais elles ne pourront se régler, pour Pierre en tout cas, qu'à un autre niveau, celui du Grand Jeu, où l'inconscient prend sa drôle de part et donne à cette rivalité une autre dimension. Ainsi les règles du Grand Jeu voudront que "la vraie-fausse" trahison de Pierre s'effectue au moment même où son amour pour Laura se concrétise, dans une brutale séquence de chaud et froid,
6bis- Il semble à ce sujet que Pierre ne puisse trouver l'amour qu'à travers un mécanisme de passe mimétique, tirant toujours sa conquête de l'entourage de ses ex (épouse ou ami, Caroline et Louis) à qui il enjoint presque d'adouber cette nouvelle liaison. Ainsi était-il déjà tombé amoureux de Caroline alors qu'elle se mariait avec un de ses amis. Cet imbroglio sentimental peut paraître superficiel mais il constitue un élément décisif dans le choix que fait Paskin de se servir de Pierre ; il pressent que les divorces (entre Pierre et Caroline et entre Pierre et Louis) ne sont qu'apparents et que ces liens dormants vont pouvoir être réactivés. Il sait qu'on ne divorce jamais vraiment de sa jeunesse.
7- Sur les figures
parentales.
Joseph Paskin, le
père comploteur ; Martine Decoud, l'éditrice surprotectrice et
le père de Louis, oncle un peu sermoneur. C'est au moment de leur
irrémédiable mais tardif déclin que Le Grand Jeu prend
place et ce n'est que par leur disparition que la crise de
renoncement vécue par Pierre Blum peut trouver sont dénouement. Ces
pères kafkaïens, étouffants et manipulateurs, portés par le
prestige de leurs exploits durant les trente glorieuses ont largement
fait de l'ombre à la génération suivante. C'est en tout cas ainsi
que Pierre Blum le vit et qu'il explique son stand-by et son isolement choisi, cette façon qu'il a de vivre à l'écart de sa propre existence. Il a l'impression que tant que ces figures tutélaires seront vivantes et puissantes, tous les autres seront des morts-vivants, des marionnettes. (Le Verdict).
8- Les raisons de la perte de Paskin : 1- malgré son côté magouilleur, il reste loyal envers ses complices et n'en livre aucun à l'ennemi en guise de monnaie d'échange (« Je suis plus fort pour
exfiltrer les autres que pour me sauver moi-même » confie-t-il à peu
près au moment où il se sait condamné. C'est d'ailleurs un aspect assez
touchant du film ce lien filial, d'estime réciproque qui s'établit
entre Pierre et Joseph.)
2- il mésestime
les forces réelles de ses adversaires,
et 3- il ne s'appuie que sur le bluff.
et 3- il ne s'appuie que sur le bluff.
Il ne suit pas en
ceci une des règles fondamentales édictées par Debord dans ses
Notes sur le poker :
" 1.
Le bluff est le centre de
ce jeu. il le domine, du seul fait qu’il est permis; mais s’il domine, c’est seulement pour son ombre
de personnage absent.
sa réelle intervention doit être tenue pour négligeable.
2- le secret de la maîtrise du poker,
c’est de se conduire d’abord, et autant que possible, sur
les forces
réelles que
l’on se trouve avoir. (…) "
9 - Autre détail
intéressant et bien vu : la place de ministre de l'intérieur
est devenue depuis peu une étape cruciale dans l'accession au
pouvoir. D'où les enjeux énormes qui dépassent sans doute les
capacités de riposte de Joseph Paskin. Il y a encore quelques années
le poste de ministre de l'intérieur était confié à de vieux
grognards sans réelle ambition présidentielle (Pasqua, Chevènement,
Joxe). Aujourd'hui, on le voit avec Sarkozy et Valls, c'est devenu
une place stratégique.
10 - J'aime aussi la
façon dont Paskin prononce son nom à la française (sans dire
-ine). Le patronyme renvoie sans doute à l'Haldin de Sous
les yeux de l'Occident de Conrad, référence centrale du film de
Pariser qui dit avoir d'abord voulu en faire une adaptation. Cette
transfusion douce sous les ors de la République d'un tempérament
russe par nature plus expéditif passe par une francisation du
patronyme. La volonté de détruire est la même : « Je
veux éliminer le ministre de l'intérieur », mais s'exprime avec moins de fièvre, dans une douceur plus française, un savoir-vivre, un art de la
conversation, quelque chose de plus cauteleux qui masque la violence
de l'entreprise. C'est que ces éliminations se veulent d'abord être des
meurtres par médiation (journaux, livres, potins, etc) avant d'être
de réels assassinats.
10bis - Ce qui est extraordinaire dans le jeu de Dussollier, c'est que sa cordialité n'est pas seulement une apparence, c'est une sincérité qui joue le même rôle que le mensonge. Elle ne cache pas un fond trouble et manipulateur mais coexiste avec lui dans un rapport d'égalité, sans qu'on puisse dire lequel l'emporte sur l'autre. C'est presque l'incarnation du principe de fiction, la lumière ne prenant jamais chez lui le pas sur l'ombre, et inversement. (Rôles approchants dans Lemming de Dominik Moll et le récent Trois souvenirs de ma jeunesse de Desplechin).
11- C'est un film
policier, politique, mais c'est d'abord à mes yeux un mélodrame
réussi. C'est là la plus grande ambition du film : refaire
coïncider des désirs qui ont été séparés, refondre en une même
libido le désir de création, le désir politique et le désir
amoureux, par le biais d'un pardon, d'une confiance renouvelée.
Pierre Blum est un oiseau blessé qui s'est replié dans son nid, un Œdipe mal soigné (il boite dans la course poursuite finale) qui
s'est exilé de Thèbes pour ne plus répandre le malheur sur lui et
sur les autres. La scène où on le voit courir poursuivi par la
bande du colosse Thomas/Nikita est extrêmement émouvante parce
qu'elle réussit à nous faire éprouver deux sentiments
contradictoires à la fois : d'un côté, on a peur pour Pierre
qui est en danger de mort et de l'autre, on est extrêmement ému
parce que le voir courir signifie aussi qu'il a retrouvé un élan
vital, qu'il est sorti de cet état dépressif, un brin cynique, dans
lequel il se complaisait depuis le début du film. Fuir ses
assaillants, ses vieux démons, et retrouver la femme qu'il aime
procède d'un même geste. Là où croît le péril, croît aussi ce
qui sauve, etc.
12- Par la relation qu'entretiennent les personnages de Caroline et Laura et le trio amoureux qu'elles forment avec Pierre, le film de Pariser lorgne parfois du côté de La Maman et la
Putain, notamment sur sa fin, dans cette belle scène où dans une longue
tirade Caroline convainc Laura de pardonner à Pierre qui, à
l'exemple d'Alexandre dans le film d'Eustache, s'est progressivement
dégonflé, a culminé en quelque sorte dans le déceptif. Mais comme
dirait Paskin : « J'aime bien les gens décevants. »