mardi 24 janvier 2012

VERTUS CARDINALES



LES BIEN-AIMES de Christophe Honoré
Métier à tisser des émotions
A quoi pourrait-on comparer un film d’Honoré et plus particulièrement ses Bien-Aimés ? A un gigantesque réseau de fils disparates qui se mêlent, s’entremêlent, s’emmêlent, se tissent sur l’écran pour y former l’évidente simplicité d’une image vivante. C’est un tissu particulier où, dans un fin maillage, se juxtaposent des motifs, des situations, des univers, des émotions, des voix, des corps, des gestes et qui sous nos yeux en font une tapisserie vivante, un film.  Chaque acteur, par exemple, est un fil fait d’autres fils qui peuvent être les rôles qu’il a précédemment incarnés et que Christophe Honoré retissera à sa manière.  Ainsi, le fil Catherine Deneuve, nouvelle venue dans le monde d’Honoré, apporte avec lui des fils venus du monde en-chanté de Demy, des cinémas de Truffaut ou de Bunuel. Fils qu’Honoré reprend dans ses Bien-Aimés mais pour les adjoindre plutôt, comme un effet de miroir, à Ludivine Sagnier, l’autre visage de Madeleine. De la même façon, Chiara Mastroianni ne revient pas non plus dans l’univers d’Honoré sans Oliveira ou sans le souvenir des rôles qu’Honoré lui a déjà confiés (Les Bien-Aimés auraient aussi pu s’intituler Non ma fille, tu n’iras pas danser.) Ainsi de Louis Garrel… Chaque personnage est comme résonné par son acteur et s’inscrit dans une suite de variations qui infinitise sa ligne de fuite, comme s’il marchait dans une galerie de miroirs.
De cela, Honoré donne l’expression cinématographique la plus pure, dans cette scène, magnifique, où, à la jonction de deux époques, le duo Madeleine (mère)-Véra (fille) se croise lui-même et se met à chanter avec les autres actrices qu’elles sont en passe de devenir. Passage de relais qui prend alors la forme d’un quatuor. Ce que fait Honoré dans cette scène, si l’on veut continuer à filer la métaphore,  c’est nouer délicatement quatre fils, raccorder une actrice à une autre en les mettant le temps d’une chanson en résonnance, de manière à ce que la mère et la fille changent de physionomie et passent d’une époque à une autre tout en restant elles-mêmes. Les belles chansons d’Alex Beaupain servent d'écrins à ces moments paroxystiques, véritables charnières du récit, où tout vient vibrer à un même carrefour (l’époque, les sentiments, les corps) avant de pouvoir passer à autre chose.
La légèreté, le vertige
Paris dans les années 60. Y vit Madeleine. Il y a là un décor, une époque, un sourire et un corps comme faits pour le bonheur. Mais du bonheur, Madeleine s’en fout un peu : «Je ne crois pas au bonheur, mais cela ne m’empêche pas d’être heureuse.» Son thème principal à elle c’est plutôt la légèreté dont le véhicule idéal (et à propulsion libidinale) est une paire d’escarpins haut de gamme dérobée dans la réserve du magasin où elle travaille. A peine les chausse-t-elle que sa vie décolle, ces bottes sont faites pour marcher, et bientôt à la légèreté s’ajoute l’imprudence. C’est qu’en prenant place sur le tapis volant de son existence Madeleine s’expose au vertige. Vertiges de l’amour et de l’Histoire incarnés par le beau Jaromil , avec lequel elle aura Véra et qu’elle suivra jusqu’à Prague. A peine chante-t-elle cet amour que le camion de l’Histoire vient la presser préfigurant les pesants chars russes qui laboureront et Prague et son mariage. Etre légère c’est aussi expérimenter une certaine fragilité ; la sienne comme celle du monde. « La planète avance dans le vide sans aucun maître. La voilà, l’insoutenable légèreté de l’être. »
Les fidélités
Autre vertu cardinale du cinéma d’Honoré : la fidélité. Fidélité à ses influences, à ses acteurs mais fidélité aussi de ses figures d’amoureux qui, malgré leurs écarts sont incapables de ne plus aimer ceux qu’ils ont une fois aimés. « Ce qui me tue mon amour c’est /Que je ne peux vivre sans t’aimer.» D’où certaines tensions. Surtout lorsque les fidélités s’accumulent. Toujours situés au centre de plusieurs fidélités qui les interpellent en même temps, les héros d’Honoré doivent composer. A cette lumière, le choix d’adapter La Princesse de Clèves relève quasiment de l’évidence. Geneviève Brisac, à propos de Non ma fille,…, parle mieux que personne de cette « permanence d’un choix inéluctable, la maman ou la putain, la mère ou l’amante, la fille ou la mère, la sœur ou la fille… Mais en fait, il n’y a pas de « ou », il y a cette superposition des rôles qui est si difficile, sinon impossible à assumer, et cette question qui revient sans cesse, comment peux-tu être ceci si tu es cela, il faut choisir. »
Danses nuptiales, danses macabres
Dans Les Bien-Aimés, ce point de convergence tragique s’appelle Véra. Elle est l’aimant noir vers lequel se polarisent les fidélités de chacun, parmi lesquelles il en est une particulièrement pesante : sa famille et la part de transmission impossible qu’elle implique. Véra se vit littéralement comme la «relation sexuelle de ses parents», quelque chose qui n’en finit pas donc, puisque c’est jusque dans son lit d’adulte qu’elle vient à les découvrir tous les deux, venus là remettre le couvert. Haute Fidélité Familiale en mode stéréo dont elle n'accouche jamais. Comment sortir de l’histoire de Madeleine ? Question minnellienne. Comment « laver du sperme » et commencer une autre histoire ? Par le courage certainement. Par la danse aussi : dernière chance et dernier refuge des âmes perdues, ultime tentative de mobiliser sa légèreté en vue d’une noce qui viendrait nous sauver. Ainsi fit Katell. Ainsi Véra qui dans Les Bien-Aimés danse deux fois, dans un bar londonien et dans un hôtel à Montréal. De ces scènes nous pouvons dire sans nous tromper qu’elles sont parmi les plus belles de tout le cinéma d’Honoré. Ce qu’elles nous montrent, c’est le défi qu’une jeune femme lance à la pesanteur de son existence en même temps qu’à celle de l’Histoire. Mais dans les talons aiguilles du monde occidental deux Boeings se crashent en boucle. « Septembre hélas est arrivé. » Comment rester fidèle à ce monde piégé qui nous trahit et perd la légèreté qu’il nous a inculquée ? Déjà nous regardons ailleurs. La mort est invisible.

vendredi 13 janvier 2012

ELOGE DU REGARD LOUCHE



Généralement, le cinéphile louche. Tout en regardant attentivement un film, une autre partie de son regard s’attache inexorablement à autre chose. Il peut loucher vers son désir, il peut loucher vers le social, il peut loucher vers d’autres films, il peut même tenter de loucher vers le film qu’il est par ailleurs en train de voir frontalement (opération un peu perverse.) A propos de strabisme, je ne peux m’empêcher d’évoquer ici une photographie qui, lycéen, m’a profondément marqué. C’est le fameux portrait de Sartre par Cartier-Bresson. Il figurait dans mon manuel de littérature de première et représentait donc le célèbre écrivain, cadré à la taille, vêtu d’un chaud manteau et tirant sur sa pipe. Dans mon souvenir, Sartre regarde fixement l’objectif de son œil droit tandis que le gauche semble occupé à voir autre chose. C’est une photo fascinante parce qu’en nous montrant « le défaut » physique de son modèle, elle nous dévoile dans le même temps l’allégorie particulière que représente son regard : une certaine façon d’être entièrement là dans le moment présent (regard droit), tout en étant requis par « l’ailleurs» (regard gauche.) Un dispositif que, de façon instinctive et géniale, Cartier-Bresson reproduit dans la composition même de son image. Alors que, derrière la figure de Sartre, le Pont des Arts sert classiquement de perspective, laissant fuir notre regard vers l’horizon, le photographe choisit d’y ajouter le contrepoint d’un surgissement : celui de la silhouette d’un passant qui commence à entamer le bord droit du cadre, perturbe l’harmonie prévisible de la composition et nous oblige à faire dévier notre regard. Pour prolonger ma digression, je parlerai du film que j’ai vu hier soir : Bad Lieutenant –Escale à la Nouvelle Orléans. C’est le dernier film de Werner Herzog. Parmi toutes ses grandes qualités, surnage l’hallucinante interprétation de Nicolas Cage dans le rôle d’un flic corrompu et drogué. Au cours de sa chaotique enquête, la fatigue, l’usage de la drogue, les conflits moraux auxquels ils s’exposent, le mènent jusqu’à l’hallucination : il se met à voir des iguanes là où tout le monde lui assure qu’il n’y a rien. J’avoue ne pas connaître grand chose aux iguanidés. Ils auraient même plutôt tendance à me répugner. Mais la façon particulière qu’adopte Herzog pour les filmer - en très gros plan avec une toute petite caméra vidéo - m’a plus ou moins permis de constater ceci : les iguanes semblent avoir deux types de regards. Un fixe et un désarticulé. Soit ils fixent fermement et longuement un point précis (une proie ou un assaillant), leur regard froid est alors littéralement absorbé par son objet. Soit, à l’abri de tout danger, ils relâchent leur regard et leurs deux yeux deviennent deux billes folles, désynchronisées, indépendantes l’une de l’autre. En matière de vision, ces pauvres bêtes n’ont donc que deux options : ou bien voir une chose à la fois, ou bien voir tout à la fois, mais jamais les deux en même temps[1]. Après une telle fable (à base de philosophe et d’iguanes), je peux bien me permettre de conclure par une morale : il y a deux sortes de mauvais films ceux qui cherchent à fixer notre regard et ceux qui le désarticulent. A l’inverse, il n’y a qu’une sorte de bons films, ceux qui arrivent à nous faire loucher...
1- Une brève recherche sur internet nous apprend que seuls 
les caméléons semblent bénéficier de cette 
« vision binoculaire désarticulée ».
 L’iguane n’aurait, en matière de regard, 
pas plus de particularités qu’un simple lézard.