Revu Inside
Llewyn Davis.
Parlé vite fait du film ce matin avec J. lors d'une réunion au
boulot où il était question de tout autre chose que de cinéma.
Nous échangions à voix basse et de façon concise de manière à ne
pas perturber ce qui était dit par ailleurs par nos collègues.
Je lui dis : « J'aimerais avoir moi aussi des amis comme
les Gorfein chez qui me réfugier de temps en temps. La
moussaka, le taboulé, cette tendresse...»
Lui : « Oh non, quelle fatigue ! D'ailleurs quand il
insulte la vieille barde sur la scène du Gaslight... »
Moi : « Oui ?»
Lui : « J'ai cru un moment qu'il s'agissait de Madame
Gorfein parce qu'elle lui ressemble physiquement. Je me demande
d'ailleurs dans quelle mesure cette ressemblance est voulue. »
Moi : « Ah oui génial ! Cette confusion est un geste
critique à part entière. Beauté du contresens... »
Lui : « Calmos. »
Moi : « Mais si, le mari de la barde qui vient lui casser
la gueule dans la ruelle serait le pendant vengeur du mari Gorfein
qui, lui, est adorable. Deux anges, un bon et un mauvais... »
Lui : « Je ne crois pas que ça puisse te mener bien
loin. »
Fin de la conversation.
Alors quoi dire ?
L'appartement des Gorfein est un port, une île sûre et confortable
où Llewyn peut venir se réfugier. Contrepartie : dans ce
confortable refuge, il est réifié par le regard aimable de ses
hôtes qui le ramène constamment à ce qu'il est, à ce qu'il fut,
jamais à ce qu'il pourrait devenir, tout simplement parce que les
Gorfein aiment Llewyn pour ce qu'il est ou pour ce qu'il a été.
C'est une sorte d'autre foyer familial avec une madame Gorfein qui cherche à
prendre en charge la souffrance de Llewyn en chantant la partie de
l'absent. En faisant cela, elle veut combler le trou béant que
constitue pour Llewyn la perte de son partenaire mais Llewyn ne
veut plus être deux, il veut garder cette perte « pure »
en lui et chanter dorénavant à la lumière de cette absence. La
nouvelle formule qu'il tente d'imposer à son art c'est n-1, c'est-à-dire lui
exposé à la souffrance de la perte (c'est à peu près le thème de
toutes ses chansons). Il raillera toujours ceux qui ont choisi une
formule de groupe, plus familiale, les Jim and Jean ou les quatre
irlandais dans leurs pulls de laine et fera même le reproche à Jean, lors de
leur conversation au café Reggio, de vouloir acheter une maison pour
y fonder une famille.
Les sirènes du confort et de la gentillesse des Gorfein éloignent
donc Llewyn de son « Village », du foyer artistique ou
comme Ulysse, il doit affronter les prétendants et accéder à
la « reconnaissance ».
Sortir de l'étouffoir Gorfein, c'est donc courir après l'Ulysse
qu'il voudrait être. Si Llewyn n'arrive jamais à bon port, c'est qu'il ne part pas vraiment et agit plus comme Polyphème le cyclope, enfant colérique et
maladroit, que comme un héros aventureux faisant preuve de mille ruses. Incapable de mettre
la main sur sa proie (c'est-à-dire sur son désir), dont il ne
connaît même pas le nom (son nom est personne), incapable
d'embarquer, parce qu'incapable de saisir l'équivocité du monde
qu'il l'entoure.
Personne n'est moins rusé que Llewyn, artiste sans compromis, lisant
le monde avec l’œil unique de son talent. Il lui faudra ainsi
presque toujours revivre deux fois les mêmes scènes pour finir par
comprendre ce qu'elles impliquent (chez son producteur, chez sa sœur,
chez les Gorfein, chez les marins, chez Jean, au Gaslight Café). Il
ne dispose pour ainsi dire que d'une seule tête de lecture comme un
saphir posé sur la matière noire de sa vie qui tourne en rond.
Quand par exemple Llewyn apprend par la bouche même du patron du
Gaslight que Jean a couché avec lui en contrepartie d'un concert, il
ne semble pas comprendre que si Jean s'est ainsi donnée c'est pour lui offrir, à lui Llewyn, une nouvelle occasion de se produire
sur scène.
Toute son existence semble se dérouler dans son dos ; malgré
cela, il continue d'avancer, faisant des boucles, dans l'espoir
peut-être de se rejoindre lui-même. « Au revoir ».
Il y a dans le film un rôle crucial donné à l'emploi des noms :
le nom ignoré du chat, l'usage des pseudonymes par ses comparses
folkeux, tandis que lui s'accroche à son patronyme naturel, même
si – l'ignoble jazzman lui fait remarquer – ce nom ne lui
correspond pas vraiment. Sans cesse on le ramène au nom de son père
et à ses origines galloises (« Davis ? Tu es le
fils de Hugh Davis ? »), comme on le ramène à son
ancien duo, ça l'exaspère mais jamais il n'ose ruser en s'inventant
un nouveau nom, jamais il ne s'exonère de lui-même, jamais il ne joue le jeu du « born again », si bien qu'il n'y a pas de
deuxième acte dans la vie de Llewyn Davis. Parce que son nom est
ancré, lesté par le poids d'un vécu affectif qui irrigue son art,
il est amené à croire que ce nom c'est lui, que c'est son destin comme on dit. Il sera Llewyn Davis
ou rien. Mais rien justement (« personne » comme sait répondre Ulysse au cyclope) Llewyn n'arrive pas à l'être. Quoi qu'il fasse il reste prisonnier de lui-même,
enfermé inside himself, dans cette absence pleine qu'il
n'arrive pas à accoucher.
Quand Llewyn joue, il ne s'adresse pas vraiment aux autres. Comme si ses chansons étaient entonnées in petto mais
distinctement. Le public du Gaslight a beau être là face à lui, il
ne communie pas. La sublimation a bien lieu pourtant (les chansons
sont superbes) mais c'est comme si elle n'accrochait pas, comme si le
monde n'était pas concerné par cette beauté. C'est que
l'arrogance de Llewyn place son auditoire dans une situation
bizarre : il voudrait que les autres considèrent ce qu'il se
dit à lui-même sans qu'ils puissent interférer, qu'ils se placent eux
aussi à l'intérieur de Llewyn Davis mais sans le souiller. Pourtant lui-même le sait :
il faut être deux pour danser le tango.
Quand, emprunt de fatigue à force de se consumer en tournant en rond
dans la nuit, Llewyn condescend enfin à affronter les figures
paternelles (son vrai père mais aussi Budd Grossman), c'est pour en
finir : « Hang me or save me ! Tuez-moi ou
sauvez-moi mais faîtes quelque chose vous les pères, prenez votre
sabre, ouvrez-moi le ventre et dîtes-moi si les chansons que je porte sont mortes ou vivantes ! »
Les réponses seront sordides, excrémentielles ou monétaires. A l'endroit du père non plus, les
chansons de Llewyn ne trouvent pas d'écho, elles n'atteignent pas l'oreille des dieux.
D'où la merde en retour. Le mot merde que Jean ne cesse de lui renvoyer
au visage. Cette merde que Llewyn pense transformer en or dans
ses chansons revient toujours à l'expéditeur dans sa forme première. Ainsi les
paquets de disques invendus qui s'accumulent sous le guéridon du
salon, cette merde qu'on n'arrive pas à faire circuler sous sa forme
monétaire. C'est assis sur un chiotte qu'il lira : « What
are you doing ? », non pas que sa musique soit à chier mais qu'elle ne s'adresse à personne en particulier, si ce n'est peut-être à lui-même et donc qu'elle n'est aucunement vouée à la circulation.
Dans son combat entre lui et le monde, Llewyn refuse de seconder le
monde, et le monde - mais ça on a l'habitude - refuse de le
seconder. Ni les dieux, ni les hommes ne sont ses interlocuteurs. Il vit
dans cette sphère où seuls les anges sont susceptibles de l'entendre (qu'ils soient des anges bons comme les Gorfein
ou des anges mauvais comme le mari de la barde – que le patron du Gaslight
désigne d'ailleurs comme un ami de Llewyn). Prisonnier de ce système circulaire, la seule
rétribution que Llewyn puisse attendre c'est soit une moussaka, soit un
coup de poing dans la gueule dans une sombre ruelle.
Cette
dernière scène évoque d'ailleurs la lutte de Jacob avec l'ange (
« Il
resta seul, et quelqu'un lutta avec lui jusqu'à l'aurore. » Motif
que Philip Roth a lui-même exploité à plusieurs reprises je
crois.) Mais une lutte ici qui n'aboutirait sur aucune reconnaissance
mutuelle des combattants, juste la possibilité d'un au revoir qui
n'est pas un adieu
ou
un faretheewell - deux
mots très employés dans les chansons folk - mais l'ironique
constatation par Llewyn Davis lui-même de l'impossibilité d'en
finir avec Llewyn Davis. Ni vraiment mort, ni vraiment vivant, enfermé dans
le malheur de n'être que lui-même.