samedi 20 octobre 2012

AMOUR

"Comme un fou se croit Dieu, nous nous croyons mortels." Nabokov

 Le premier miracle d'Amour c'est de marquer dans le cinéma de Haneke l'avènement d'une positivité franchement assumée à l'égard de ses personnages principaux, une bienveillance qu'à vrai dire on n'attendait plus. Bien sûr, le film n'est pas dénué de l'ironie (terrible parfois, sordide diront certains) dont Haneke s'est jusqu'ici montré coutumier. Ainsi, le cinéaste ne manque pas de nous montrer, parallèlement au digne et poignant combat livré par Georges et Anne pour préserver l'intégrité de leur amour contre les ravages de la maladie et de la mort, tout ce que cette lutte suppose de repli sur eux-mêmes, d'aveuglement social et d'arrogance à l'égard d'un entourage jugé a priori incapable d'apprécier la juste valeur de ce qui les unit et dont toute aide sera systématiquement rejetée. Car, Georges et Anne, comme tous bourgeois « modèles » (dans le sens bressonien du terme que Haneke reprend partiellement à son compte), sont en possession d'un trésor qu'ils comptent bien préserver et qu'ils ne veulent en aucun cas partager avec le vulgum pecus, fût-il leur propre fille. Ce trésor inestimable dont ils se sentent dépositaires et qui, à leurs yeux, les distingue, les sacre, les élève à la dignité du prince et de la princesse qu'ils avaient rêvé d'être enfants (cf. le souvenir d'enfance de Georges) est un trésor d'amour, leur trésor d'amour, le trésor de leur amour. Amour dont le niveau d'exigence, d'écoute, d'attention réciproque, de sophistication, de charge émotionnelle le fait se confondre avec une musique savante, virtuose, romantique. C'est pourquoi à leurs yeux, seul Alexandre Tharaud, disciple et pair, véritable fils spirituel, est capable de voir la couronne de laurier invisible que leur amour réciproque a posé sur leurs têtes. Tous les autres ne méritent que distance polie ou mépris (ce qui dans l'ordre bourgeois sont deux attitudes presque similaires). Leur fille, second ou troisième violon en passe de divorcer, ne peut rien comprendre à la constance d'un amour qui arrive à son accomplissement. C'est pourquoi elle est d'abord gentiment ostracisée puis, insistante, sèchement remise à sa place (« Mais pour qui tu te prends à la fin ! »). Le beau-fils a l'humour anglais ? Laissé à son second degré, inutile de le recevoir. Le concierge ? Aimablement relégué à un statut de simple commerçant. L'infirmière ? Congédiée. Quant à l'enterrement des autres, celui que leur prépare toute cette petite société, Georges, plus hautain que jamais, en brocardera la misère symbolique dans un récit aussi pathétique qu'hilarant (qu'on pourrait dans un autre registre rapprocher de la première scène de Louise-Michel de Kervern et Delépine). Non décidément, personne n'est à la hauteur de leur amour, personne n'en perçoit le caractère exceptionnel, le « sans prix » (ironie cruelle de la scène où Eva dresse la liste des prix de l'immobilier au chevet de sa mère mourante). Ils vulgarisent tout. Et ce « ils » recouvre aussi bien la mort que les autres, qui tirent par le bas, égalisent et massacrent l'inimitable petite musique de chambre que leur amour composait (voix stridente d'Huppert qui dissone au milieu des voix de basse de Riva et de Trintignant).

Si l'on compare par exemple Amour au film de son auteur qui s'en approche le plus Le Septième continent, les variations apparaissent plus clairement. Le couple du Septième continent cherchent instinctivement à s'échapper du flux social ininterrompu dans lequel, comme des objets, ils sont chaque jour charriés. Dans leur monde déréalisé, seul le rêve devient une promesse de réalité et ils ne trouveront comme seule porte de sortie possible à leur enfer qu'une anodine affiche publicitaire vantant la beauté d'un paradis lointain. Paradis qu'ils pensent peut-être rejoindre dans la mort (emportant avec eux leur petite fille). Les Georges et Anne d'Amour font quant à eux chemin inverse. En Arcadie, ils sont déjà. Les peintures pastorales qui ornent leurs murs représentant deux Wanderer en discussion au milieu de paysages romantiques témoignent de l'usage qu'ils ont su faire de l'amour et de l'art (même si l'on voit bien dans quel cadre luxueux tout ceci a pu prendre place). S'ils se réfugient eux aussi dans la mort (en excluant leur fille) c'est pour fuir une trivialité qui les rattrape. On pourrait dire qu'ils se donnent la mort pour que rien ne change de leur vie, contrairement au couple du Septième Continent qui se suicidait pour accéder à une vie nouvelle.Alors pourquoi dire, après un tel portrait de Georges et d'Anne en aristocrates plein de morgue, que Haneke porte sur eux un regard malgré tout bienveillant ? Peut-être parce que pour la première fois dans son cinéma la violence dans laquelle se réfugie le couple principal n'est pas sans issue. Elle n'est d'ailleurs pas le fruit d'une lâcheté (Caché), d'une inconscience (Benny's video), d'une intoxication sociale (Le septième continent) ou religieuse (le Ruban Blanc), mais celle d'un choix souverain, assumé : celui de vivre et de mourir en artistes. Or l'art est une aliénation pour laquelle Haneke garde une affection particulière et qu'il regarde avec beaucoup plus de chaleur que les autres (pour la première fois ses images prennent une teinte chaude, automnale, mordorée).
Mais la différence de taille réside dans la conclusion des deux films : le suicide du Septième Continent, même s'il en mimait l'élan, n'avait rien d'une libération et les rivages rêvés d'Australie restaient finalement sans promeneur tandis que les derniers plans d'Amour voient réapparaître intact et vainqueur un couple qui se prépare à un nouveau concert. Alors, Mort où est ta victoire ? Bien sûr, cette fin reste ouverte et peut tout aussi bien représenter Georges encore vivant allant vers sa propre mort accompagné du fantôme de sa bien-aimée qu'il vient de tuer. Mais cette résurrection apparente, dans des plans qui ne laissent apparaître aucun changement de régime des images, dit selon nous quelque chose de la bienveillance, voire de l'admiration secrète que Haneke porte à ses personnages. Elle laisse en tout cas la porte ouverte à une interprétation : l'art et l'amour, quand ils ne cèdent sur rien, peuvent vaincre la mort et nous faire accéder à un nouveau degré de réalité - le même en définitive, qui reviendrait en boucle. C'est une folie de penser cela mais, à bien y regarder, on peut y trouver des éléments pour une définition du cinéma. Tout cela évidemment chez Haneke ne s'appuie sur aucune croyance religieuse, ni aucune mystique bizarre, mais sur cette certitude que l'art, dans certaines circonstances, a tout simplement plus de réalité que le monde. Peu avant de mourir, Antonin Artaud écrivait à son ami Prevel : « Il faut que je vous apprenne un secret. Ce qui fait que l'on meurt, c'est que depuis l'enfance on croit à la mort. On se voit entre quatre planches dans un cercueil, c'est cela qui nous fait mourir, mais si vous vous refusez à cette idée, vous ne mourrez jamais. Je parle de mon corps physique. Je suis immortel et je continuerai toujours à vivre comme aujourd'hui. Voyez-vous, à partir d'aujourd'hui, il faut que vous refusiez la mort. Alors, vous non plus, vous ne mourrez jamais. »
Peut-être s'engageait-il au moment d'écrire ces lignes dans le même combat que celui mené par Georges et Anne dans Amour : remettre la mort, qui se permet d'entrer comme une voleuse dans la vie des gens, à sa juste place. En bon surréaliste, Artaud voulait la nier. Georges et Anne qui versent plutôt dans le romantisme vont plutôt tenter de la dompter, de la faire plier aux règles de leur art d'aimer (d'où l'ombre tutélaire de Schubert qui plane sur le film). Pas simple car la mort, on le sait, joue comme un pied. Sa musique est celle du robinet ouvert laissant couler l'eau sans aucun sens de la mesure, celle de l'inondation, de l'incontinence. Elle empêche tout contrepoint rigoureux et c'est justement dans le contrechamp d'une conversation amoureuse qu'elle vient une première fois frapper Anne faisant paniquer Georges, surpris d'être seul tout à coup, comme un enfant perdu dans le champ du réel. Leur fiction amoureuse vient alors de subir les premiers coups de boutoir d'une mort-documentaire. Georges comprend vite que les derniers mouvements de leur vie amoureuse ont débuté et que c'est lui, moins bon musicien qu'Anne, qui devra diriger le trio qui vient de se former : le vieux couple et la mort. La gageure sera, on l'a dit, de mettre la mort au pas en même temps que d'encourager Anne à jouer le morceau jusqu'au bout malgré la perte progressive de ses facultés (la scène cruelle - parce que naïve - où il tente de lui faire entonner « Sur le pont d'Avignon »). Il battra quant à lui comme il peut la mesure, se trompant dans les temps parfois, dépassé par l'allure du scherzo, tout en tentant de faire durer le morceau. « Mal ! Mal ! Mal ! » répète Anne qui a déjà perdu la moitié de son corps et dont le regard commence à dire à Georges la phrase que Kafka prononça sur son lit de mort : « Il faut me tuer Docteur, sinon vous êtes un assassin ! » Oui, elle joue mal la mort ! Mais où trouver la force de conclure ?