samedi 20 octobre 2012

AMOUR

"Comme un fou se croit Dieu, nous nous croyons mortels." Nabokov

 Le premier miracle d'Amour c'est de marquer dans le cinéma de Haneke l'avènement d'une positivité franchement assumée à l'égard de ses personnages principaux, une bienveillance qu'à vrai dire on n'attendait plus. Bien sûr, le film n'est pas dénué de l'ironie (terrible parfois, sordide diront certains) dont Haneke s'est jusqu'ici montré coutumier. Ainsi, le cinéaste ne manque pas de nous montrer, parallèlement au digne et poignant combat livré par Georges et Anne pour préserver l'intégrité de leur amour contre les ravages de la maladie et de la mort, tout ce que cette lutte suppose de repli sur eux-mêmes, d'aveuglement social et d'arrogance à l'égard d'un entourage jugé a priori incapable d'apprécier la juste valeur de ce qui les unit et dont toute aide sera systématiquement rejetée. Car, Georges et Anne, comme tous bourgeois « modèles » (dans le sens bressonien du terme que Haneke reprend partiellement à son compte), sont en possession d'un trésor qu'ils comptent bien préserver et qu'ils ne veulent en aucun cas partager avec le vulgum pecus, fût-il leur propre fille. Ce trésor inestimable dont ils se sentent dépositaires et qui, à leurs yeux, les distingue, les sacre, les élève à la dignité du prince et de la princesse qu'ils avaient rêvé d'être enfants (cf. le souvenir d'enfance de Georges) est un trésor d'amour, leur trésor d'amour, le trésor de leur amour. Amour dont le niveau d'exigence, d'écoute, d'attention réciproque, de sophistication, de charge émotionnelle le fait se confondre avec une musique savante, virtuose, romantique. C'est pourquoi à leurs yeux, seul Alexandre Tharaud, disciple et pair, véritable fils spirituel, est capable de voir la couronne de laurier invisible que leur amour réciproque a posé sur leurs têtes. Tous les autres ne méritent que distance polie ou mépris (ce qui dans l'ordre bourgeois sont deux attitudes presque similaires). Leur fille, second ou troisième violon en passe de divorcer, ne peut rien comprendre à la constance d'un amour qui arrive à son accomplissement. C'est pourquoi elle est d'abord gentiment ostracisée puis, insistante, sèchement remise à sa place (« Mais pour qui tu te prends à la fin ! »). Le beau-fils a l'humour anglais ? Laissé à son second degré, inutile de le recevoir. Le concierge ? Aimablement relégué à un statut de simple commerçant. L'infirmière ? Congédiée. Quant à l'enterrement des autres, celui que leur prépare toute cette petite société, Georges, plus hautain que jamais, en brocardera la misère symbolique dans un récit aussi pathétique qu'hilarant (qu'on pourrait dans un autre registre rapprocher de la première scène de Louise-Michel de Kervern et Delépine). Non décidément, personne n'est à la hauteur de leur amour, personne n'en perçoit le caractère exceptionnel, le « sans prix » (ironie cruelle de la scène où Eva dresse la liste des prix de l'immobilier au chevet de sa mère mourante). Ils vulgarisent tout. Et ce « ils » recouvre aussi bien la mort que les autres, qui tirent par le bas, égalisent et massacrent l'inimitable petite musique de chambre que leur amour composait (voix stridente d'Huppert qui dissone au milieu des voix de basse de Riva et de Trintignant).

Si l'on compare par exemple Amour au film de son auteur qui s'en approche le plus Le Septième continent, les variations apparaissent plus clairement. Le couple du Septième continent cherchent instinctivement à s'échapper du flux social ininterrompu dans lequel, comme des objets, ils sont chaque jour charriés. Dans leur monde déréalisé, seul le rêve devient une promesse de réalité et ils ne trouveront comme seule porte de sortie possible à leur enfer qu'une anodine affiche publicitaire vantant la beauté d'un paradis lointain. Paradis qu'ils pensent peut-être rejoindre dans la mort (emportant avec eux leur petite fille). Les Georges et Anne d'Amour font quant à eux chemin inverse. En Arcadie, ils sont déjà. Les peintures pastorales qui ornent leurs murs représentant deux Wanderer en discussion au milieu de paysages romantiques témoignent de l'usage qu'ils ont su faire de l'amour et de l'art (même si l'on voit bien dans quel cadre luxueux tout ceci a pu prendre place). S'ils se réfugient eux aussi dans la mort (en excluant leur fille) c'est pour fuir une trivialité qui les rattrape. On pourrait dire qu'ils se donnent la mort pour que rien ne change de leur vie, contrairement au couple du Septième Continent qui se suicidait pour accéder à une vie nouvelle.Alors pourquoi dire, après un tel portrait de Georges et d'Anne en aristocrates plein de morgue, que Haneke porte sur eux un regard malgré tout bienveillant ? Peut-être parce que pour la première fois dans son cinéma la violence dans laquelle se réfugie le couple principal n'est pas sans issue. Elle n'est d'ailleurs pas le fruit d'une lâcheté (Caché), d'une inconscience (Benny's video), d'une intoxication sociale (Le septième continent) ou religieuse (le Ruban Blanc), mais celle d'un choix souverain, assumé : celui de vivre et de mourir en artistes. Or l'art est une aliénation pour laquelle Haneke garde une affection particulière et qu'il regarde avec beaucoup plus de chaleur que les autres (pour la première fois ses images prennent une teinte chaude, automnale, mordorée).
Mais la différence de taille réside dans la conclusion des deux films : le suicide du Septième Continent, même s'il en mimait l'élan, n'avait rien d'une libération et les rivages rêvés d'Australie restaient finalement sans promeneur tandis que les derniers plans d'Amour voient réapparaître intact et vainqueur un couple qui se prépare à un nouveau concert. Alors, Mort où est ta victoire ? Bien sûr, cette fin reste ouverte et peut tout aussi bien représenter Georges encore vivant allant vers sa propre mort accompagné du fantôme de sa bien-aimée qu'il vient de tuer. Mais cette résurrection apparente, dans des plans qui ne laissent apparaître aucun changement de régime des images, dit selon nous quelque chose de la bienveillance, voire de l'admiration secrète que Haneke porte à ses personnages. Elle laisse en tout cas la porte ouverte à une interprétation : l'art et l'amour, quand ils ne cèdent sur rien, peuvent vaincre la mort et nous faire accéder à un nouveau degré de réalité - le même en définitive, qui reviendrait en boucle. C'est une folie de penser cela mais, à bien y regarder, on peut y trouver des éléments pour une définition du cinéma. Tout cela évidemment chez Haneke ne s'appuie sur aucune croyance religieuse, ni aucune mystique bizarre, mais sur cette certitude que l'art, dans certaines circonstances, a tout simplement plus de réalité que le monde. Peu avant de mourir, Antonin Artaud écrivait à son ami Prevel : « Il faut que je vous apprenne un secret. Ce qui fait que l'on meurt, c'est que depuis l'enfance on croit à la mort. On se voit entre quatre planches dans un cercueil, c'est cela qui nous fait mourir, mais si vous vous refusez à cette idée, vous ne mourrez jamais. Je parle de mon corps physique. Je suis immortel et je continuerai toujours à vivre comme aujourd'hui. Voyez-vous, à partir d'aujourd'hui, il faut que vous refusiez la mort. Alors, vous non plus, vous ne mourrez jamais. »
Peut-être s'engageait-il au moment d'écrire ces lignes dans le même combat que celui mené par Georges et Anne dans Amour : remettre la mort, qui se permet d'entrer comme une voleuse dans la vie des gens, à sa juste place. En bon surréaliste, Artaud voulait la nier. Georges et Anne qui versent plutôt dans le romantisme vont plutôt tenter de la dompter, de la faire plier aux règles de leur art d'aimer (d'où l'ombre tutélaire de Schubert qui plane sur le film). Pas simple car la mort, on le sait, joue comme un pied. Sa musique est celle du robinet ouvert laissant couler l'eau sans aucun sens de la mesure, celle de l'inondation, de l'incontinence. Elle empêche tout contrepoint rigoureux et c'est justement dans le contrechamp d'une conversation amoureuse qu'elle vient une première fois frapper Anne faisant paniquer Georges, surpris d'être seul tout à coup, comme un enfant perdu dans le champ du réel. Leur fiction amoureuse vient alors de subir les premiers coups de boutoir d'une mort-documentaire. Georges comprend vite que les derniers mouvements de leur vie amoureuse ont débuté et que c'est lui, moins bon musicien qu'Anne, qui devra diriger le trio qui vient de se former : le vieux couple et la mort. La gageure sera, on l'a dit, de mettre la mort au pas en même temps que d'encourager Anne à jouer le morceau jusqu'au bout malgré la perte progressive de ses facultés (la scène cruelle - parce que naïve - où il tente de lui faire entonner « Sur le pont d'Avignon »). Il battra quant à lui comme il peut la mesure, se trompant dans les temps parfois, dépassé par l'allure du scherzo, tout en tentant de faire durer le morceau. « Mal ! Mal ! Mal ! » répète Anne qui a déjà perdu la moitié de son corps et dont le regard commence à dire à Georges la phrase que Kafka prononça sur son lit de mort : « Il faut me tuer Docteur, sinon vous êtes un assassin ! » Oui, elle joue mal la mort ! Mais où trouver la force de conclure ?

jeudi 26 juillet 2012

VIVRE

DARK NIGHT RISES de Christopher Nolan

La bat-malédiction serait donc celle de l'éternel retour d'un même scénario dans lequel nos super-héros se retrouveraient coincés et dont ils finiraient par se lasser. Qu'ils doivent encore une fois sauver un empire qui s'effondre sous son opulence parce qu'enfant de la haute ou au contraire précipiter sa chute parce qu'issus des profondeurs de la populace, c'est toujours au bout du compte le même supplice : faire tourner, toujours un peu plus vite et dans les mêmes ornières, la roue de l'Histoire. Bons et méchants ne sont plus alors que des Sisyphes blasés qui ne rêvent qu'à une chose : que cette tabula rasa soit la dernière et pouvoir enfin s'enfuir avec leur bien-aimée pour aller boire un verre de marsala en terrasse à Florence. Pour la première fois peut-être l'ennui du spectateur est pris en charge par le héros lui-même. "C'est vivre qu'on veut, pas faire du cinéma" voilà peut-être l'ultime message délivré par ce Batman-là.

mercredi 27 juin 2012

LA TEIGNE

COUP DE TÊTE de Jean-Jacques Annaud


Bien sûr qu'il est toujours aussi plaisant de revoir Coup de Tête. Et d'abord parce que c'est une des rares comédies françaises à l'italienne réussie, avec tout ce qui en découle : la justesse du regard porté sur son époque (la fin des années 70) étayé par une sociologie vacharde appliquée au milieu du football amateur ; Patrick Dewaere en incompris, un tiers Max Linder (pour le burlesque raffiné), un tiers Schpountz (pour l'idiotie apparente), un tiers Jack Nicholson (pour l'inquiétante étrangeté) ; le tout parsemé des notes bêtes et géniales d'une mélodie écrite et sifflée par Pierre Bachelet (ici en précurseur involontaire de Philippe Katerine). L'époque quoi ! Ca semble rien mais c'est beaucoup. Avoir réussi à l'enregistrer, fût-ce par hasard, mérite une certaine reconnaissance. Mais justement puisqu'on parle de reconnaissance, il se trouve que le film présente aujourd'hui, au spectateur qui aurait vu les films suivants de Jean-Jacques Annaud, un avantage secondaire inattendu, celui d'y lire une confession. Car il n'est en effet pas interdit de voir dans Coup de Tête l'autoportrait du jeune cinéaste en ambitieux. Bourré de complexes et de ressentiments parce que venant de la publicité (à l'époque ça ne pardonnait pas) et tout juste auréolé d'un Oscar surprise pour son premier long-métrage La Victoire en Chantant, Jean-Jacques Annaud avait bien l'intention de voir son Coup de Tête porter assez pour s'imposer une fois pour toute comme un cinéaste de premier plan. Quoi de mieux pour cela que de se décrire en dilettante, faussement benêt, maladroit certes mais hargneux et efficace, marquant des buts. Ruse habituelle de la fausse modestie qui en profite toujours au passage pour rabaisser son entourage. D'où le portrait au vitriol du cinéma français comparé à une ville de province où l'esprit étriqué rivalise avec la corruption et la lâcheté. « Ah, bientôt ils me porteront aux nues mais ça sera trop tard, nah !» Cette façon qu'il a eu de recruter dans son film la quasi totalité des seconds rôles du cinéma français (Mario David, Paul le Person, Roger Dalban, Gérard Hernandez, Maurice Barrier, Lucien Denis, Michel Fortin, Jean Bouise, etc) sonne d'ailleurs comme un aveu : ce n'est pas un hommage à leurs « gueules » ou à leur « savoir-faire », non, c'est une façon de dire que le cinéma français c'est la seconde division et que bientôt lui, tout schpountz qu'il est, ira jouer dans un grand club à l'étranger, à Hollywood.
Cette lecture du film vaut ce qu'elle vaut, mais elle a au moins l'avantage de nous faire comprendre le tournant fatal que prendra la carrière de Jean-Jacques Annaud après Coup de Tête. Ce petit teigneux qui avait effectivement tout pour lui en renard des surfaces s'est ensuite malheureusement rêvé en numéro 10 du cinéma humaniste international, faisant la carrière que l'on sait : cro-magnons missionnaires, ours en guimauve et tigres gentils. Aux dernières nouvelles, il jouait pour un club qatarien, réalisant un spot publicitaire géant intitulé Or Noir.


mardi 8 mai 2012

L'HEURE DU LOUP

FANTASTIC Mr FOX de Wes Anderson



Très vite, Mr.Fox s'avoue tiraillé entre son envie de laisser s'exprimer sa sauvagerie et les raisonnables compromis auxquels il est contraint en tant que chargé de famille. Le renard est effectivement cet animal de l'entre deux, dont on ne sait s'il appartient au monde inoffensif et bon enfant des animaux fouisseurs tels le blaireau, la taupe ou le lapin, ou s'il relève plutôt de l'ordre des animaux sauvages et dangereux, tel le loup, impérieux et libre, du haut de ses falaises neigeuses (objet d'une des scènes à la fois les plus drôles et les plus émouvantes du film.)
Leçon de modestie de Wes Anderson qui nous montre quelle tension travaille son cinéma : d'un côté l'aspect familial, aussi sympathique que névrotique, restant dans les bornes d'une sociabilité de bon ton et d'un certain "esprit du temps", ce que certains appellent "l'onanisme chic" du cinéma andersonien et de l'autre, à l'horizon, la radicalité artistique, la transgression et l'audace de l'artiste en jeune loup, avec la peur de la folie en ligne de mire. Ainsi, les héros d'Anderson ont cette appréhension d'un autre monde où ils pourraient, sans compromis, se comporter comme les "animaux sauvages" qu'ils se sentent être, d'un espace où leur vie même serait une oeuvre d'art, obscure et lumineuse à la fois, sans que rien ne leur dicte leur conduite, mais perdus dans le prosaïsme du monde commun, auquel ils sont liés par une famille, des amours, un travail, une culture populaire qu'ils partagent (de basse qualité certes, mais dans laquelle ils peuvent se reconnaître, c'est ainsi qu'on peut comprendre le toast final de Mr Fox dans le supermarché), ils doivent faire avec ce dilemne qui consiste à se sentir perpétuellement et concomitamment différents et semblables aux autres.
Or faire avec, est justement la prérogative du renard : rusé, réactif, intelligent, rapide, plutôt que subir les inévitables compromis, il va les organiser. D'où l'importance du plan chez Anderson, plan à entendre dans une double acception : plan en vue d'une action, d'un braquage par exemple et plan au sens de carte. L'un n'allant jamais sans l'autre, le plan d'action s'inscrivant toujours dans une topographie particulière qu'Anderson ne manque jamais de cartographier. Le plan soude, regroupe, donne à chacun sa place dans l'action comme dans la maison, transforme l'atmosphère familiale plombante en trépidantes aventures d'une fratrie soudée autour d'un objectif commun (voler des victuailles ou faire un film : au bout du compte survivre.) Le plan est l'oeuvre d'art même. Il est l'emblème du film, à la fois projet et espace de vie. Dans Fantastic Mr Fox, c'est Felicity, artiste peintre qui peint le plan. Comme ses paysages, elle le strie ça et là d'éclairs et de tornades représentant les aléas magnifiques et tragiques qui viennent justement le modifier et lui donner vie.
Le plan agglomère des êtres disparates autour d'un objectif impossible à bien des égards : vivre ensemble. Il attribue, compartimente (la maison des Tenenbaum, le sous-marin de Steve Zissou, les égouts des animaux fouisseurs) de manière à ce que chacun cohabite sans se noyer dans le groupe. Mais l'équilibre reste toujours précaire car l'espace commun est constamment traversé par des différences de potentiel, des tensions électriques dues à la coexistence de contradictions indépassables (d'où les éclairs qui viennent le déchirer.)
En se donnant l'apparence du renard, Wes Anderson répond également aux critiques qui continuent de ne voir en lui qu'un habile sampleur truffant ses films de tics, d'effets de déjà-vu et de standards rock propres à satisfaire le tout-venant cinéphilique (Tarantino et Honoré sont aussi régulièrement visés par ce discours). Or effectivement, un renard vit de petits larcins et d'Esope à Dahl en passant par le Roman de Renart et La Fontaine, la tradition littéraire veut que l'art de maître Renard soit d'investir le discours de l'autre. En flattant le Corbeau, en jouant devant Bean, Boggis et Bunce à se faire plus bête qu'il n'est, il révèle à ses interlocuteurs par le vol et la réappropriation, la folle vanité de se croire propriétaire d'un bien ; particulièrement en matière d'art.
Pour les renards, il n'existe malheureusement pas de monde tout fait. On peut penser qu'il existe un monde pour les loups (les hauteurs), un autre monde pour les Bunce, Boggis et Bean (la bassesse ordinaire) mais pour les renards il n'y a seulement que des brindilles de vérités et de beauté qu'il leur appartient de glaner, en vue d'un nid, d'un terrier vivable, d'un phalanstère, d'un film.

mardi 3 avril 2012

ABORDAGE DE MONDWEST

MONDWEST de Michael Crichton



Prenez deux beaux spécimens d'aliénés, deux célibataires mâles, l'un arrogant et se prenant pour un play-boy (James Brolin), l'autre timide divorcé, plus ou moins cocu (Richard Benjamin). Plongez-les dans un parc d'attraction qui propose à ses visiteurs de ne plus être les spectateurs de leurs fantasmes cinématographiques mais des acteurs à part entière pouvant même choisir leur genre de prédilection : western, cape et d'épée ou péplum. Laissez-les ensuite mijoter le temps d'une bobine et vous ne tarderez pas à les voir ne plus se tenir, donnant libre cours à leurs plus basses pulsions. Tuer, forniquer à la demande, torturer, mépriser les autres, enfin tout ce que la société leur refuse en temps normal devient leur quotidien. En toute innocence, livrés à leur jouissance, ils deviennent les méchants sans le savoir. Le far west était autrefois ce lieu où la loi américaine s'était péniblement écrite, année après année, duel après duel, héros après héros, et voilà que deux ploucs friqués y retournent pour tout détricoter au gré de leurs pulsions. Et pendant ce temps-là dans le secteur Rome des femmes mûres s'en donnent à cœur joie. Décadence. Pourquoi se priveraient-ils d'ailleurs puisque par la grâce d'une science uniquement soucieuse d'efficacité, les figurants du parc d'attraction ne sont pas vraiment des humains, ils n'en ont que l'apparence et sont en fait de dociles androïdes programmés pour se soumettre à leur moindre caprice. Insulte ultime : on a même ravalé la figure de Chris Adams (génial Yul Brynner), le chef des sept mercenaires, un vrai héros du cinéma mondial, au rang de pantin prêt à se faire buter à la moindre escarmouche. On le butera le soir, on le butera le matin mais au troisième jour le mythe reprendra ses droits. Comment ? C'est là la grande trouvaille du film : en inventant un regard. Car au cinéma n'avoir que l'apparence suffit à vous faire exister et puisque les hommes l'ont oublié, semblant ne plus vouloir regarder les films mais préférant les vivre, il faudra que le film lui-même s'invente un regard pour recadrer ses importuns, les soumette à un nouveau point de vue qui les remettra à leur place et les rassoira dans leurs fauteuils de spectateurs. Les yeux froids de Yul Brynner s'illuminent. Est-ce une diode ou l'éclat d'une conscience naissante ? Les deux probablement. On en verra le résultat dans ces plans d'images de synthèse -les premiers de l'histoire du cinéma- simulant la vision de l'androïde vengeur où l'homme n'apparaît plus que comme une ombre déstructurée. Surpixellisés, glacés comme un miroir, ces plans me terrifiaient quand bambin je les ai vus la première fois (je pensais alors naïvement que c'était Yul Brynner le méchant). Aujourd'hui ces images m'émeuvent, elles m'évoquent une naissance et me rappellent à cette douce vérité : nous ne sommes pas seuls, le cinéma nous regarde. Il suffit de le voir.

lundi 12 mars 2012

CHERCHEZ LA JEUNE FILLE

MILLENIUM de David Fincher et IN LOVING MEMORY de Jacky Goldberg



Deux films, un long et un court. Deux réalisateurs, un prince d’Hollywood  et un jeune cinéaste parisien n’ayant à son actif qu’une petite poignée de courts métrages (quatre) plus ou moins obscurs. Deux mondes distincts, deux économies, deux cerveaux, deux cœurs, quatre yeux et a priori, rien à voir. Et pourtant, il semble que leurs derniers films respectifs, vus l’un après l’autre, puis pensés l’un dans l’autre, nourrissent des similitudes qui suffisent à légitimer notre désir de brandir un miroir dans l’espace qui les sépare.
Certains thèmes communs apparaissent en premier lieu : le temps passé, la mémoire familiale, la perte, l’oubli, la lutte contre cet oubli… Thèmes classiques qui prennent d'ailleurs comme support à leur représentation un matériel iconographique traditionnel : des albums de photos de famille ou de presse dans Millénium, des films de vacances tournés en super 8 qui constituent la matrice de In Loving Memory. Puis très vite, et comme toujours, ces images sources qui se donnent comme archives d’un vécu, preuves d'un réel, laissent apparaître l'ombre d'un soupçon, la trace d’une perte, voire d'un meurtre. Ce pourrait être la simple perpétuation de l'oracle antonionien selon lequel chaque image possède parallèlement à son pouvoir de monstration, un contre-pouvoir d'occultation. Ce qui nous est montré du monde cacherait ainsi dans sa trame même les signes d'autres mondes enfouis et chaque image, aussi fragile soit-elle, en éclipserait mille autres qu'elle contiendrait. Or effectivement, une ombre muette se laisse entrevoir à la surface des images de Millénium comme de celles d'In Loving Memory, une ombre qui dans les deux films dessine une même forme : la silhouette d'une jeune fille perdue au milieu de la forêt du souvenir, ou pire peut-être, qu'on aura ensevelie vivante dans un mausolée de clichés1. Fantômes parmi les fantômes, elle hante les images comme un indien dans sa réserve2. A partir de là, l'objectif des deux films sera le même : faire ré-éclore devant nos yeux une jeune fille en fleur qui fut autrefois séchée sous le vernis des images. Le spectateur veut la connaître ; l'enquête commence. Bien sûr, c'est aussi à partir de là que les deux films tendent à diverger, notamment quant aux moyens affectés au bon déroulement de leur enquête. Fincher a tout à sa disposition3 : les moyens colossaux d’une major décidée à lancer une licence, un studio d’effets spéciaux, un ex-James Bond consciencieux, sensible, efficace, bref parfait, sans compter, cerise sur le gâteau, Rooney Mara en jeune hackeuse fragile mais sans pitié, aussi vénéneuse que surdouée (dotée d’une mémoire photographique phénoménale, elle sait voir les images mieux que personne). Tandis que Goldberg dispose pour faire remonter sa jeune fille à la surface du sensible de moyens beaucoup plus réduits : un stock de films super 8 acheté dans une brocante, une seule actrice (Cassandre Ortiz), un logiciel de montage agrémenté d'un kit de deux apps pour jouer du datamoshing et c'est à peu près tout. La tentative de réanimation n'en est pourtant pas moins spectaculaire. Là où Millénium met en scène deux filles (je passe sur les personnages féminins secondaires) l'une, Lisbeth Salander, usant de son don pour s'infiltrer dans les images afin d'aller y chercher le fantôme de l'autre, Harriet Vanger, In Loving Memory choisit de condenser ces figures de l'absente et de la guerrière en une seule. L'héroïne de Goldberg lovée dans la mémoire atrophiée de sa mère devra donc trouver seule la force de s'armer pour résister à son oblitération. Elle revêt d'ailleurs à cet effet une combinaison de combat qui la place dans l'ordre des créatures passées de l'autre côté des apparences quelque part entre Dark Vador et les singes-fantômes de Weerasethakul. Son beau regard rouge impassible (dureté froide de l'ange de la vengeance ou tendresse lasse du spectre revenu de tout ?) transperce le grain du Super 8 et vient court-circuiter la boucle continue d'une projection familiale qui ne veut plus voir que les images réconfortantes et soi-disant enchantées des sixties.
Et c'est justement là que l'oracle antonionien prend fin : à « l'heure numérique » les images ne sont plus des sanctuaires impénétrables, plus rien ne les protège. Elles peuvent bien se montrer aussi hermétiques et transparentes que les grandes baies vitrées de la maison de Martin Vanger, il y a toujours un mince filet d'air qui s'y faufile profitant d'une porte entrouverte. Autrefois insaisissables, les images nous gardaient à distance, nous effrayaient, nous éduquaient, nous mentaient, nous leurraient, nous consolaient... Aujourd'hui quelques cinéastes-hackeurs comme Fincher ou Goldberg s'y insinuent sans foi ni loi, et à l'image de Lisbeth Salander, les prennent par derrière, plongent dans le grain numérique, les virusent, les réactualisent, les compressent, les décompressent, les hybrident, les datamoshent, bref, se libèrent d'un rapport de frontalité et partant de fascination, par lequel il fallait jadis forcément passer. Et qu'on ne s'y trompe pas, si cette entreprise prend parfois l'allure d'un saccage punk, il s'agit bien avant tout, comme nous l'avons déjà dit, d'une tentative de réanimation d'images mortes, la méticuleuse réhydratation d'une belle plante qu'on a laissée se dessécher sous la vitre d'un austère cadre ikéa. Dans une société lissée par les écrans, où le nazisme affiché des Vanger a été remplacé par l'affairisme mafieux d'un Wennerström qui n'a justement plus qu'à se cacher derrière une de ses sociétés-écran pour pouvoir librement passer sur tous les écrans de télévision ; dans une société où la force du désir, celui de Lisbeth, d'Harriet ou de l'héroïne sans nom d'In Loving Memory, est constamment recadrée, brimée, insultée, profanée, niée, il est assez galvanisant de voir deux cinéastes ne plus se soucier de respecter les apparences mais d'au contraire les investir par la force. De l'intérieur, ils sculptent le visible pour redonner une nouvelle forme à l'oubli.


1 - « Ces ombres grises ou sépia, fantomatiques, presque illisibles, ce ne sont plus les traditionnels portraits de famille, c'est la présence troublante de vies arrêtées dans leur durée, libérées de leur destin, non par les prestiges de l'art, mais par la vertu d'une mécanique impassible (...) » Ontologie de l'image photographique in Qu'est-ce que le cinéma ? - André Bazin – Editions de Cerf 1985

2 - Il y a quelque chose de La Prisonnière du Désert de John Ford dans le film de Fincher comme dans celui de Goldberg. Le premier mettant l'accent sur la longue quête des deux « searchers », Mikael Blomkvist et Lisbeth Salander, et le second s'attardant, en quelques plans pastoraux et lyriques, sur ces saisons que la jeune fille passe réfugiée dans le bois de la mémoire en compagnie de quelques sauvages accueillants : « They welcomed me ! »

3 - « Le jeune cinéaste chahuté par les cadres de la Fox qui produisait Alien 3, son premier film, travaille désormais au sein d'un studio dévolu à ses productions. Epaulé de collaborateurs réguliers, il a su prendre de vitesse une industrie de flux pour créer en son cœur un atelier numérique où s'élaborent les dernières formules d'un cinéma digital. » David Fincher ou l'heure numérique– Guillaume Orignac – Capricci – L'Age d'Or - 2011

In Loving Memory












The Girl With The Dragon Tatoo

vendredi 3 février 2012

RIVES



J’ai vu RIVES en avant-première un soir de septembre, projection rêvée où en une heure et dix-huit minutes de temps l’espace commun de la salle de cinéma s’est imperceptiblement inversé. Une fois les lumières rallumées, la salle était bien toujours la même, rien en apparence ne semblait avoir bougé, mais nous étions tous pourtant passés de l’autre côté de l’écran - ou de nos têtes, c’est la même chose. Dès les premiers plans du film, nous avions d’ailleurs été informés du mode de transport qui nous serait proposé : entre le flottement d’une feuille d’arbre suspendue en l’air et les mains d’un enfant plongées dans les eaux stagnantes d’une flaque en forêt, nous voguerions sans cesse dans cette tension ; quelque part entre un monde flottant, circulatoire, incertain, fragile, où mille reflets viennent miroiter, et la terre meuble et boueuse qui nous colle au sol. RIVES sera donc de la même étoffe qu’un rêve, ostensiblement superficiel mais secrètement profond, fictionnel mais incontestablement documentaire, évident mais implicitement énigmatique. Un film-sortilège dont la gracieuse fluidité des images hypnotise au point d’instiller un soupçon diffus d’inquiétude, un suspense laissant craindre au spectateur que tout pourrait brutalement s’arrêter, se pétrifier sans raison, comme ces statues granitiques qui ornent les rues parisiennes et dont on ne sait si elles ne sont pas des passants qui se seraient un peu trop perdus dans la ville. Tel est d’ailleurs le principe même du cinéma : une succession d’images sans cesse menacées par le figement, et tels sont Pierre, Thalat et Bianca, les trois personnages de RIVES, dont les parcours respectifs s’entrelacent à la surface du tissu urbain parisien le temps d’une journée, jusqu’à ce qu’un événement, anodin en apparence (un ascenseur qui se bloque par exemple), vienne transformer leurs trajets sociaux (aller à l’école, à la fac, au travail) en dérives existentielles et poétiques. Tous trois semblaient déjà fragiles, timides, solitaires, précaires (c’est-à-dire particulièrement exposés au surgissement de la Beauté), mais voilà qu’un petit grain de sable vient les faire encore un peu plus dévier de leur statut social, frêle embarcation sur laquelle ils naviguaient tant bien que mal dans la ville. A partir de là, ce n’est pas que Paris, filmé comme jamais par Armel Hostiou, vient à changer - Paris sera toujours Paris, n’est-ce pas ? – mais plutôt qu’il revête désormais aux yeux de cette étrange famille décomposée que forment les trois personnages principaux, l’aspect duplice d’un lieu qui offre certes sa surface à toutes les circulations mais à une seule condition : qu’elles ne mènent nulle part. Pour nos trois « héros » le cœur secret de la ville, si tant est qu’il existe, reste impénétrable. Ils auront beau venir frapper à sa porte, ils resteront sur le seuil, renvoyés à leur condition d’étrangers, d’arpenteurs, toujours emportés par la force centrifuge d’une cité qui les relègue en périphérie,  de l’autre côté du fleuve en tout cas, celui qu’aucun pont ne permet de traverser (même celui dessiné sur les billets de 500 euros ne mène nulle part, à la grande surprise de Thalat.) Alors Paris ville lumière ? Oui, mais Paris ville étanche aussi, vitrine illuminée qui garde close la porte de sa boutique, surface iridescente où l’on ne peut guère qu’imprimer la marque éphémère et vaporeuse de son haleine, comme pour vérifier si le fantôme qu’on est en passe de devenir garde encore un peu de souffle. Relégation d’autant plus frustrante que quelques portes s’entrouvrent parfois comme celle poussée par Fritz Lang himself qui laisse entrevoir à Bianca le début d’une promesse : il y aurait bel et bien un secret derrière la porte. Mais quel secret ? Quelle porte ? Quel avenir ? Quel asile ? Le cinéma lui-même peut-être. N’est-il pas le refuge traditionnel des fantômes errants ? Et ne ressemble-t-il pas à cette autre rive sur laquelle Pierre, Thalat et Bianca finissent par se retrouver et reconnaître leur parenté secrète ? Une sorte d’arrière-monde rêvé, où les perspectives se redessinent et les rapports se créent, de l’autre côté du fleuve des images, derrière l’écran.
| France  | 2011 | 1H18 | distribution : Epicentre films |
| avec Jasmina Sijercic, César Lakits et Abubakar Jamil |
| musique : Fantazio, Babx, Viva and the Diva, Poni Ohazx et Mohamed Lamouri |
| programmation ACID • Festival de Cannes 2011 |
| recommandé par le GNCR |
| sortie nationale : 29 février 2012 |

mardi 24 janvier 2012

VERTUS CARDINALES



LES BIEN-AIMES de Christophe Honoré
Métier à tisser des émotions
A quoi pourrait-on comparer un film d’Honoré et plus particulièrement ses Bien-Aimés ? A un gigantesque réseau de fils disparates qui se mêlent, s’entremêlent, s’emmêlent, se tissent sur l’écran pour y former l’évidente simplicité d’une image vivante. C’est un tissu particulier où, dans un fin maillage, se juxtaposent des motifs, des situations, des univers, des émotions, des voix, des corps, des gestes et qui sous nos yeux en font une tapisserie vivante, un film.  Chaque acteur, par exemple, est un fil fait d’autres fils qui peuvent être les rôles qu’il a précédemment incarnés et que Christophe Honoré retissera à sa manière.  Ainsi, le fil Catherine Deneuve, nouvelle venue dans le monde d’Honoré, apporte avec lui des fils venus du monde en-chanté de Demy, des cinémas de Truffaut ou de Bunuel. Fils qu’Honoré reprend dans ses Bien-Aimés mais pour les adjoindre plutôt, comme un effet de miroir, à Ludivine Sagnier, l’autre visage de Madeleine. De la même façon, Chiara Mastroianni ne revient pas non plus dans l’univers d’Honoré sans Oliveira ou sans le souvenir des rôles qu’Honoré lui a déjà confiés (Les Bien-Aimés auraient aussi pu s’intituler Non ma fille, tu n’iras pas danser.) Ainsi de Louis Garrel… Chaque personnage est comme résonné par son acteur et s’inscrit dans une suite de variations qui infinitise sa ligne de fuite, comme s’il marchait dans une galerie de miroirs.
De cela, Honoré donne l’expression cinématographique la plus pure, dans cette scène, magnifique, où, à la jonction de deux époques, le duo Madeleine (mère)-Véra (fille) se croise lui-même et se met à chanter avec les autres actrices qu’elles sont en passe de devenir. Passage de relais qui prend alors la forme d’un quatuor. Ce que fait Honoré dans cette scène, si l’on veut continuer à filer la métaphore,  c’est nouer délicatement quatre fils, raccorder une actrice à une autre en les mettant le temps d’une chanson en résonnance, de manière à ce que la mère et la fille changent de physionomie et passent d’une époque à une autre tout en restant elles-mêmes. Les belles chansons d’Alex Beaupain servent d'écrins à ces moments paroxystiques, véritables charnières du récit, où tout vient vibrer à un même carrefour (l’époque, les sentiments, les corps) avant de pouvoir passer à autre chose.
La légèreté, le vertige
Paris dans les années 60. Y vit Madeleine. Il y a là un décor, une époque, un sourire et un corps comme faits pour le bonheur. Mais du bonheur, Madeleine s’en fout un peu : «Je ne crois pas au bonheur, mais cela ne m’empêche pas d’être heureuse.» Son thème principal à elle c’est plutôt la légèreté dont le véhicule idéal (et à propulsion libidinale) est une paire d’escarpins haut de gamme dérobée dans la réserve du magasin où elle travaille. A peine les chausse-t-elle que sa vie décolle, ces bottes sont faites pour marcher, et bientôt à la légèreté s’ajoute l’imprudence. C’est qu’en prenant place sur le tapis volant de son existence Madeleine s’expose au vertige. Vertiges de l’amour et de l’Histoire incarnés par le beau Jaromil , avec lequel elle aura Véra et qu’elle suivra jusqu’à Prague. A peine chante-t-elle cet amour que le camion de l’Histoire vient la presser préfigurant les pesants chars russes qui laboureront et Prague et son mariage. Etre légère c’est aussi expérimenter une certaine fragilité ; la sienne comme celle du monde. « La planète avance dans le vide sans aucun maître. La voilà, l’insoutenable légèreté de l’être. »
Les fidélités
Autre vertu cardinale du cinéma d’Honoré : la fidélité. Fidélité à ses influences, à ses acteurs mais fidélité aussi de ses figures d’amoureux qui, malgré leurs écarts sont incapables de ne plus aimer ceux qu’ils ont une fois aimés. « Ce qui me tue mon amour c’est /Que je ne peux vivre sans t’aimer.» D’où certaines tensions. Surtout lorsque les fidélités s’accumulent. Toujours situés au centre de plusieurs fidélités qui les interpellent en même temps, les héros d’Honoré doivent composer. A cette lumière, le choix d’adapter La Princesse de Clèves relève quasiment de l’évidence. Geneviève Brisac, à propos de Non ma fille,…, parle mieux que personne de cette « permanence d’un choix inéluctable, la maman ou la putain, la mère ou l’amante, la fille ou la mère, la sœur ou la fille… Mais en fait, il n’y a pas de « ou », il y a cette superposition des rôles qui est si difficile, sinon impossible à assumer, et cette question qui revient sans cesse, comment peux-tu être ceci si tu es cela, il faut choisir. »
Danses nuptiales, danses macabres
Dans Les Bien-Aimés, ce point de convergence tragique s’appelle Véra. Elle est l’aimant noir vers lequel se polarisent les fidélités de chacun, parmi lesquelles il en est une particulièrement pesante : sa famille et la part de transmission impossible qu’elle implique. Véra se vit littéralement comme la «relation sexuelle de ses parents», quelque chose qui n’en finit pas donc, puisque c’est jusque dans son lit d’adulte qu’elle vient à les découvrir tous les deux, venus là remettre le couvert. Haute Fidélité Familiale en mode stéréo dont elle n'accouche jamais. Comment sortir de l’histoire de Madeleine ? Question minnellienne. Comment « laver du sperme » et commencer une autre histoire ? Par le courage certainement. Par la danse aussi : dernière chance et dernier refuge des âmes perdues, ultime tentative de mobiliser sa légèreté en vue d’une noce qui viendrait nous sauver. Ainsi fit Katell. Ainsi Véra qui dans Les Bien-Aimés danse deux fois, dans un bar londonien et dans un hôtel à Montréal. De ces scènes nous pouvons dire sans nous tromper qu’elles sont parmi les plus belles de tout le cinéma d’Honoré. Ce qu’elles nous montrent, c’est le défi qu’une jeune femme lance à la pesanteur de son existence en même temps qu’à celle de l’Histoire. Mais dans les talons aiguilles du monde occidental deux Boeings se crashent en boucle. « Septembre hélas est arrivé. » Comment rester fidèle à ce monde piégé qui nous trahit et perd la légèreté qu’il nous a inculquée ? Déjà nous regardons ailleurs. La mort est invisible.

vendredi 13 janvier 2012

ELOGE DU REGARD LOUCHE



Généralement, le cinéphile louche. Tout en regardant attentivement un film, une autre partie de son regard s’attache inexorablement à autre chose. Il peut loucher vers son désir, il peut loucher vers le social, il peut loucher vers d’autres films, il peut même tenter de loucher vers le film qu’il est par ailleurs en train de voir frontalement (opération un peu perverse.) A propos de strabisme, je ne peux m’empêcher d’évoquer ici une photographie qui, lycéen, m’a profondément marqué. C’est le fameux portrait de Sartre par Cartier-Bresson. Il figurait dans mon manuel de littérature de première et représentait donc le célèbre écrivain, cadré à la taille, vêtu d’un chaud manteau et tirant sur sa pipe. Dans mon souvenir, Sartre regarde fixement l’objectif de son œil droit tandis que le gauche semble occupé à voir autre chose. C’est une photo fascinante parce qu’en nous montrant « le défaut » physique de son modèle, elle nous dévoile dans le même temps l’allégorie particulière que représente son regard : une certaine façon d’être entièrement là dans le moment présent (regard droit), tout en étant requis par « l’ailleurs» (regard gauche.) Un dispositif que, de façon instinctive et géniale, Cartier-Bresson reproduit dans la composition même de son image. Alors que, derrière la figure de Sartre, le Pont des Arts sert classiquement de perspective, laissant fuir notre regard vers l’horizon, le photographe choisit d’y ajouter le contrepoint d’un surgissement : celui de la silhouette d’un passant qui commence à entamer le bord droit du cadre, perturbe l’harmonie prévisible de la composition et nous oblige à faire dévier notre regard. Pour prolonger ma digression, je parlerai du film que j’ai vu hier soir : Bad Lieutenant –Escale à la Nouvelle Orléans. C’est le dernier film de Werner Herzog. Parmi toutes ses grandes qualités, surnage l’hallucinante interprétation de Nicolas Cage dans le rôle d’un flic corrompu et drogué. Au cours de sa chaotique enquête, la fatigue, l’usage de la drogue, les conflits moraux auxquels ils s’exposent, le mènent jusqu’à l’hallucination : il se met à voir des iguanes là où tout le monde lui assure qu’il n’y a rien. J’avoue ne pas connaître grand chose aux iguanidés. Ils auraient même plutôt tendance à me répugner. Mais la façon particulière qu’adopte Herzog pour les filmer - en très gros plan avec une toute petite caméra vidéo - m’a plus ou moins permis de constater ceci : les iguanes semblent avoir deux types de regards. Un fixe et un désarticulé. Soit ils fixent fermement et longuement un point précis (une proie ou un assaillant), leur regard froid est alors littéralement absorbé par son objet. Soit, à l’abri de tout danger, ils relâchent leur regard et leurs deux yeux deviennent deux billes folles, désynchronisées, indépendantes l’une de l’autre. En matière de vision, ces pauvres bêtes n’ont donc que deux options : ou bien voir une chose à la fois, ou bien voir tout à la fois, mais jamais les deux en même temps[1]. Après une telle fable (à base de philosophe et d’iguanes), je peux bien me permettre de conclure par une morale : il y a deux sortes de mauvais films ceux qui cherchent à fixer notre regard et ceux qui le désarticulent. A l’inverse, il n’y a qu’une sorte de bons films, ceux qui arrivent à nous faire loucher...
1- Une brève recherche sur internet nous apprend que seuls 
les caméléons semblent bénéficier de cette 
« vision binoculaire désarticulée ».
 L’iguane n’aurait, en matière de regard, 
pas plus de particularités qu’un simple lézard.