vendredi 13 janvier 2012

ELOGE DU REGARD LOUCHE



Généralement, le cinéphile louche. Tout en regardant attentivement un film, une autre partie de son regard s’attache inexorablement à autre chose. Il peut loucher vers son désir, il peut loucher vers le social, il peut loucher vers d’autres films, il peut même tenter de loucher vers le film qu’il est par ailleurs en train de voir frontalement (opération un peu perverse.) A propos de strabisme, je ne peux m’empêcher d’évoquer ici une photographie qui, lycéen, m’a profondément marqué. C’est le fameux portrait de Sartre par Cartier-Bresson. Il figurait dans mon manuel de littérature de première et représentait donc le célèbre écrivain, cadré à la taille, vêtu d’un chaud manteau et tirant sur sa pipe. Dans mon souvenir, Sartre regarde fixement l’objectif de son œil droit tandis que le gauche semble occupé à voir autre chose. C’est une photo fascinante parce qu’en nous montrant « le défaut » physique de son modèle, elle nous dévoile dans le même temps l’allégorie particulière que représente son regard : une certaine façon d’être entièrement là dans le moment présent (regard droit), tout en étant requis par « l’ailleurs» (regard gauche.) Un dispositif que, de façon instinctive et géniale, Cartier-Bresson reproduit dans la composition même de son image. Alors que, derrière la figure de Sartre, le Pont des Arts sert classiquement de perspective, laissant fuir notre regard vers l’horizon, le photographe choisit d’y ajouter le contrepoint d’un surgissement : celui de la silhouette d’un passant qui commence à entamer le bord droit du cadre, perturbe l’harmonie prévisible de la composition et nous oblige à faire dévier notre regard. Pour prolonger ma digression, je parlerai du film que j’ai vu hier soir : Bad Lieutenant –Escale à la Nouvelle Orléans. C’est le dernier film de Werner Herzog. Parmi toutes ses grandes qualités, surnage l’hallucinante interprétation de Nicolas Cage dans le rôle d’un flic corrompu et drogué. Au cours de sa chaotique enquête, la fatigue, l’usage de la drogue, les conflits moraux auxquels ils s’exposent, le mènent jusqu’à l’hallucination : il se met à voir des iguanes là où tout le monde lui assure qu’il n’y a rien. J’avoue ne pas connaître grand chose aux iguanidés. Ils auraient même plutôt tendance à me répugner. Mais la façon particulière qu’adopte Herzog pour les filmer - en très gros plan avec une toute petite caméra vidéo - m’a plus ou moins permis de constater ceci : les iguanes semblent avoir deux types de regards. Un fixe et un désarticulé. Soit ils fixent fermement et longuement un point précis (une proie ou un assaillant), leur regard froid est alors littéralement absorbé par son objet. Soit, à l’abri de tout danger, ils relâchent leur regard et leurs deux yeux deviennent deux billes folles, désynchronisées, indépendantes l’une de l’autre. En matière de vision, ces pauvres bêtes n’ont donc que deux options : ou bien voir une chose à la fois, ou bien voir tout à la fois, mais jamais les deux en même temps[1]. Après une telle fable (à base de philosophe et d’iguanes), je peux bien me permettre de conclure par une morale : il y a deux sortes de mauvais films ceux qui cherchent à fixer notre regard et ceux qui le désarticulent. A l’inverse, il n’y a qu’une sorte de bons films, ceux qui arrivent à nous faire loucher...
1- Une brève recherche sur internet nous apprend que seuls 
les caméléons semblent bénéficier de cette 
« vision binoculaire désarticulée ».
 L’iguane n’aurait, en matière de regard, 
pas plus de particularités qu’un simple lézard.

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