Hérédité - Toni Collette dans le rôle d'Annie |
A la vision des deux premiers longs métrages d’Ari Aster, Hérédité sorti l’année dernière et Midsommar qui vient juste de sortir en
salles, il est déjà possible de pointer quelques analogies qui résonnent d’un
film à l’autre comme les signes avant-coureurs au mieux d’un style naissant, au
pire d’une recette. Mais plutôt que de chercher à évaluer trop promptement une
œuvre qui n’en est aujourd’hui qu’à ses débuts, nous en resterons ici à la joie
de la voir éclore comme une fleur singulière et intrigante, tentant tout de
même de comprendre par quels procédés elle atteint à ce charme.
Le premier point qui apparait dans toute son évidence quand
on compare Hérédité et Midsommar c’est l’équivoque qui se
dégage de leur scénario respectif. Tous deux racontent une histoire qui
derrière une apparente unité cache en réalité deux univers fictionnels concurrents
qui pour ainsi dire cohabitent dans la même maison. Chaque fait, chaque action,
presque chaque détail du film se tient ainsi à la confluence de ces deux
univers et recèle donc cette part d’ambiguïté qui trouble le spectateur et l’inquiète.
Dans cette réalité parfaitement doublée et réversible, chaque situation pourra
concomitamment apparaître horrible et absurde sur un plan, tout en restant logique
et rassurante sur l’autre. Par un effet de mise en scène qu’on retrouve dans
les deux films, Ari Aster signifie assez explicitement cette réversibilité :
alors que les protagonistes passent sans le savoir d’un versant à l’autre de la
réalité, la caméra bascule à 180° et nous montre le monde sans dessus dessous. Ainsi,
dans Midsommar, aussi saugrenus, exotiques
et terrifiants que puissent apparaître les usages de la communauté suédoise à
Dani (Florence Pugh), ce n’est pourtant pas dans un autre monde que la jeune
héroïne met les pieds mais bien dans la doublure de son monde intérieur, tout
de cette étrangeté étant sans qu’elle le comprenne d’abord le reflet de sa
propre intimité. D’où cet indicible effroi. On reconnaît bien sûr ce sentiment
d’inquiétante étrangeté que décrit
Freud : l’effrayant surgissement de notre intimité sous une forme
radicalement autre et étrangère, comme si ce qui nous était le plus personnel
nous était aussi le plus éloigné et le plus inconnu. « Aime ton lointain comme toi-même » disait quelque part le
Zarathoustra de Nietzsche. Tels sont en tout cas ces déroutants Suédois pour
Dani : ce lointain qui est elle-même.
Mais comme Ari Aster s’attache à ce que les deux mondes
soient parfaitement intégrés l’un à l’autre et qu’on ne puisse jamais, comme
les deux visages du dieu Janus, savoir lequel est le recto ou le verso, il est
parfaitement légitime de croire en la réalité des sectes que décrivent les deux
films, l’une néo-proto-nazie, l’autre carrément sataniste, sans y voir
l’illustration du désordre intérieur des héros. Selon cette perspective
inversée, c’est alors le personnage principal du film qui vient de loin, en
étranger, parfaire la réalité d’une communauté qui n’attendait que son messie. Ainsi
à la fin des deux films les couronnements de Dani et de Peter (Alex Wolff),
l’une en reine de Mai, l’autre en roi Paimon, fêtent en quelque sorte les
épousailles entre les deux univers fictionnels concurrents qui se joignent en
ce point et résolvent leurs tensions (les héros enfin apaisés et les
communautés satisfaites). Il y a bien sûr dans ces résolutions quelque chose de
paradoxal et d’ironique puisque c’est précisément ce contre quoi les
protagonistes auront résisté durant tout le film et qu’ils semblaient craindre
plus que tout qui se révèle être au final ce qu’ils désiraient le plus.
Midsommar - Florence Pugh dans le rôle de Dani |
Mais amusons-nous à entrer un peu dans le détail de ces
méticuleuses constructions.
La première séquence d’Hérédité
nous montre une chambre miniature sise au sein d’une maison de poupées dont
les figurines qui l’habitent se défigent soudainement et prennent l’apparence de
véritables êtres humains. Nous sommes dans la maison des Graham et plus
précisément dans la chambre de Peter, le fils aîné de la famille.
Son père (Gabriel Byrne) vient le réveiller. Dans une autre pièce transformée
en atelier, on découvre que la mère Annie (Toni Collette) est elle-même une
artiste maquettiste mettant en scène des figurines dans des situations plus ou
moins inspirées de sa propre vie familiale. Cette double mise en abyme nous
invite à penser que ce que l’on va découvrir à l’écran sous les espèces de la
réalité n’est qu’une histoire sortie de l’imagination d’un marionnettiste. Et
ce marionnettiste serait soit Annie la mère dont la maladie psychique ne fait
guère de doute et qui rejouerait maladivement sa vie familiale dans son atelier,
soit une entité extérieure, englobante et diabolique qui manipulerait directement
les membres de la famille comme des figurines et se jouerait d’eux en leur
faisant vivre les pires horreurs. Quand la nuit tombe sur cette maison, c’est
ce diabolus ex machina qui éteindrait
la lumière de son atelier cosmique. On finira par comprendre (ou pas donc) que
le film raconte en réalité les terribles effets de la folie héréditaire dont la
famille Graham est la proie du point de vue d’un des membres de cette famille.
Membre lui-même pris dans cette folie mais sans pouvoir se l’avouer. Tout le
film est le délire de ce personnage qui tente de s’expliquer sa folie tout en
l’ignorant, selon un mécanisme de dénégation. Or ce personnage dont le film est
le délire, n’est pas Annie contrairement à ce que le récit voudrait d’abord
nous faire croire, mais bien Peter le fils, qui dans l’économie de son récit
délirant se place dans la position de la victime pour mieux s’exempter de toute
responsabilité et nier sa propre maladie mentale. Il est d’abord difficile de
le repérer car tout le principe du délire de Peter est justement de dissimuler
ses actions en se plaçant dans la position de l’innocent, victime du délire des
autres : victime de la maladie mentale de sa mère qui essaie plus ou moins
de le tuer, victime d’une machination sataniste qui le pousse à tuer sa sœur
par accident et cherche à s’emparer de son corps pour y réincarner un prince
des enfers. Il délire qu’il est pris dans le délire des autres. C’est ainsi qu’il
formalise le caractère héréditaire de sa maladie mentale, héritée de sa mère,
l’ayant elle-même héritée de sa propre mère, Ellen. Ces folies s’emboîtent les
unes dans les autres sans qu’on puisse savoir laquelle aura le dernier mot,
semblant n’en former qu’une seule que récapitule en quelque sorte la folie de
Peter. C’est comme un délire parallèle qui se transmet de génération en
génération et double la réalité. Mais le véritable tableau clinique de cette
maladie, on ne peut s’en faire une idée qu’en le déduisant des délires de
Peter : l’adolescent semble en réalité souffrir du désamour que sa mère,
Annie, lui témoigne depuis qu’elle a refusé de le partager à sa naissance avec sa
propre mère, Ellen, qui voulait elle aussi lui donner le sein. C’est finalement
Charlie (Milly Shapiro) sa sœur qui sera donnée en échange à la grand-mère dans
le cadre d’une relation mère-fille complétement malsaine et dysfonctionnelle.
Ce pacte au demeurant ne satisfera personne et nourrira un peu plus la folie de
chacun : frustrant la grand-mère de n’avoir pu profiter de Peter,
culpabilisant la mère d’avoir sacrifié sa fille à sa mère et rendant Peter
jaloux de la position occupée par Charlie qui selon lui devrait être la sienne
(c’est lui qui devrait être le roi de la famille, elle ne le peut pas). La
faiblesse du père par-dessus tout cela n’arrangeant rien. Ainsi Peter a
réellement eu le désir de tuer sa sœur et le fait qu’il soit passé à l’acte,
par accident ou non, étant proprement informulable pour lui, doit donc être
expliqué par cette histoire de machination satanique. Ce conte satanique est
une façon pour lui de formuler cette morbide histoire d’amour maternel dans
laquelle il est pris. A moins évidemment que ce soit le contraire…
Dans Midsommar le
principe est le même : Dani est victime d’événements qui la
dépassent comme de l’incurie de son entourage, et va, elle aussi, chercher
inconsciemment une réponse à son mal être par la voie détournée d’un délire communautaire
qui viendra exactement agir à l’endroit même de sa détresse. Sa sœur dépressive
s’est suicidée en emportant ses parents avec elle sans qu’elle puisse vraiment
donner un sens à tout cela ; un rituel païen normalisant la mort volontaire
des anciens répondra à son trouble. Elle étouffe en ville (le symbole du gaz
d’échappement par lequel périt sa famille) ; on lui offrira le grand air.
Elle dort seule dans sa petite chambre d’étudiante ; elle se retrouve dans
une grande grange où tout le monde dort ensemble. Elle ne supporte plus les
violences latentes d’une société individualiste et mercantile ; elle ira
dans un monde où le partage et la solidarité priment. Son petit ami Christian
(chrétien), sous une compassion de façade, est en réalité un être égoïste et
médiocre ; un rituel révèlera sa duplicité et son fond d’infidélité, un
autre dans la foulée le punira. Les amis de Christian sont tous des êtres
narcissiques, mesquins et peureux, ils seront sacrifiés pour le bien de tous.
Elle hurle sa souffrance dans le vide ; tous les membres de la communauté suppléant
sa famille l’entoureront pour hurler à ses côtés et prendre en charge sa
souffrance. Elle se trouve laide et délaissée ; elle sera la reine du
village. Elle ne supporte plus en somme l’incertitude de la vie, ses
contingences et ses catastrophes ; elle s’invente un monde où tout est
réglé comme du papier à musique…
Dans le récit, la possibilité de croire que toute la seconde
partie du film est une projection délirante de Dani est préservée par la scène
où, avant même d’entrer dans le village en question, la jeune femme prend de la
drogue, commence par halluciner puis semble en proie à une brutale décompensation
qui la fait paniquer puis perdre connaissance. Le reste du film nous dira ce
mauvais trip construit à partir des stéréotypes (sur la culture scandinave par
exemple), les désirs et les angoisses qui habitent l’âme de la jeune fille.
C’est pourquoi par exemple, au moment de la scène du sacrifice des anciens se
jetant du haut de la falaise, viennent se superposer en clignotant l’image de
ses propres parents morts. Comme le conte satanique de Peter, le conte
scandinave de Dani sert d’antidote fantasmatique aux malheurs et aux
frustrations qui empoisonnent son quotidien, rêve d’éden qui dans son opération
d’inversion des valeurs tourne au cauchemar infernal. A moins encore une fois
que ce ne soit le contraire...
Midsommar |
Voilà donc à grands traits les fondements de l’artisanat
d’Ari Aster qui repose sur un subtil jeu de miroirs et construit de drôles d’objets
narratifs dont chaque versant est comme l’expression refoulée de l’autre. Manière
qui, tout bien considéré, n’a rien de neuf, l’art de l’équivoque paranoïaque
étant un attendu du thriller psychologique depuis des lustres. On pense bien sûr
à Rosemary’s Baby de Polanski, dont
l’influence est évidente sur le cinéma dAri Aster, et qui laisse jusqu’au bout
le spectateur dans l’expectative : Rosemary est-elle effectivement victime
d’une secte satanique ou plus simplement une jeune femme délirant la vie de
jeune mariée passive et aliénée qu’on veut lui faire vivre ? Shining bien sûr vient également à
l’esprit. Cette méthode paranoïaque est une voie royale pour interroger une
époque, les rapports sociaux, familiaux, conjugaux qui la constituent, par le
prisme même de l’inconscient d’une personne qui la subit. Précédant de quelques
années les deux films d’Aster, deux films, Martha
Marcy May Marlene de Sean Durkin (2011) et évidemment de Get Out de Jordan Peele (2017) ont ouvert
la voie à une réactualisation de cette méthode pour questionner politiquement
notre époque. Hérédité et Midsommar s’inscrivent dans cette lignée
et portent dans leur fond comme dans leur forme une charge politique latente
très forte qu’il faut là encore, déduire d’un contenu plus explicite. Derrière
ces contes modernes, c’est le tableau de nos sociétés libérales et marchandes qui
se dessine. Cette solitude existentielle régnante, l’abandon de chacun au
narcissisme et à la concurrence obligatoire (que celle-ci soit sexuelle ou
professionnelle), le règne du cynisme, l’égoïsme institutionnalisé,
l’incertitude à laquelle est soumise toute condition, appelle de façon presque
mécanique l’aspiration à un monde symétriquement opposé qui répondrait à ces
maux. L’individualisme extrême dont la violence psychologique peut notamment
s’apprécier aux Etats-Unis par l’incroyable surconsommation de drogues de ses
habitants, aboutit ici à un désir de repli sectaire et englobant. Le solipsisme
mondialisé appelle souterrainement l’avènement d’un communautarisme taré et
implicitement raciste. Tel est donc sous l’œil narquois d’Ari Aster l’avenir
que nous nous préparons sans nous l’avouer : un monde totalitaire où chacun
retrouverait sa place dans une société à taille humaine qui prendrait en charge
nos désirs et nous réconcilierait avec notre environnement. Voilà d’ailleurs à
peu près ce que promettent tous les populistes d’aujourd’hui à des peuples qui
veulent effectivement reprendre racine (comme Dani dans son délire reprend
littéralement racine) et consistance. Comme si le bad trip était un remède de cheval nécessaire pour nous sortir de
la misère de nos existences.
Il faudrait enfin prendre le temps de relever le soin qu’Ari
Aster apporte au moindre détail de ses films. Parler par exemple de l’attention
particulière qu’il porte à l’architecture (toujours dans la lignée de
Polanski), ses maisons semblant à la fois parfaitement traditionnelles et
modernes, droites et en même temps de travers, harmoniquement déséquilibrées. Ce
sera peut-être l’objet d’un autre texte, celui-ci étant déjà trop long.
Contentons-nous de conclure en disant que cette méticulosité
dont il fait preuve a quelque chose à la fois de bienveillant et d’ironique. En
tant que réalisateur, Aster s’amuse à occuper cette position de démiurge et de
grand architecte qui déplace des figurines dans des décors. En ceci, il
contente les spectateurs toujours désireux de trouver un maître qui pense et contrôle tout. Mais d’un autre côté, s’il
occupe cette position c’est pour au final mieux la subvertir et laisser la
place vide, abandonner ce désir de contrôle à sa dérisoire vacuité. Qu’elle est
finalement l’ironique morale des deux contes qu’il nous offre à voir ? Que
rien ne nous est plus insupportable que la liberté, la sienne comme celle de
l’autre, car non seulement elle nous expose à toutes les incertitudes (celle
d’être aimé par exemple) et à toutes les déceptions, mais nous oblige de
surcroît à une implacable lucidité. Mais à cette terrible exigence et
responsabilité, nous semblons toujours préférer les pires envoûtements et nous
donner au premier diable qui passe, du moment que celui-ci nous reconnaisse et
nous couronne.
Hérédité - Alex Wolff dans le rôle de Peter |
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