À propos de Ténèbres de Dario Argento (1982)
À l’instar de la plupart des films d’Argento, et un peu
comme nous possédons tous un nombril sur le ventre, l’histoire que nous raconte
Ténèbres contient en son sein la
marque même de son origine secrète et mystérieuse, l’ombilic traumatique d’où
elle découle comme une rêverie.
Il faut comprendre cela : le monde tel qu’on peut le
voir dans Ténèbres, ses lois, les
émotions qui animent ses habitants, les péripéties qui leur arrivent, découlent
d’un traumatisme originel qui non seulement hante le récit mais le structure
entièrement. Plus encore, il n’y a rien en dehors de ce qu’a produit le
traumatisme, tout n’est que variations rhapsodiques sur ce thème premier et ce
sont ces variations qu’on appelle le monde. Ou pour le dire autrement
encore : notre monde (tout du moins celui qu’on reconnait comme nôtre dans
Ténèbres) est le déchet d’un premier
monde qui a mal tourné, qui n’a pas su se boucler sur lui-même et qui fuit
comme un tuyau. Notre monde est issu de ce dégât des eaux. En ce sens, nous
vivons effectivement dans les ténèbres et sommes tous déjà déchus. A cela,
toutes les brillances, tous les néons et les flashs des années 80 n’y peuvent
rien. L’idée géniale d’Argento dans
Ténèbres c’est d’avoir demandé à son chef opérateur, Luciano Tovoli, de
saisir cette nuit invisible qui nous recouvre dans cette lumière bleue,
chirurgicale et aseptisée des années 80, comme si les ténèbres avaient été
cryogénisées dans le vernis clinquant de cette époque intermédiaire,
ressemblant dès lors aux fameuses eaux
glacées du calcul égoïste. Car dans mon esprit d’occidental tourmenté
vivant en 2019, revoir Ténèbres m’a
mis en tête un drôle de calendrier eschatologique : si des années 50 jusqu’au
début des années 70 l’Occident avait vécu sa période de prospérité, et que nous
nous apprêtons aujourd’hui à nous enfoncer dans le pire, alors les années 80
auront bien été cette période intermédiaire, ce purgatoire glacé, où les éclats
du paradis se mêlaient déjà aux heures sombres dans lesquelles nous entrons actuellement.
C’est ce purgatoire que décrit Ténèbres,
ce souvenir dont nous sommes issus et
qui a mal tourné.
Remémorons-nous donc cette scène primitive qui vient
lézarder la trame du film à intervalles réguliers sous forme de courts flash-backs
oniriques. Elle nous apparait comme une énigme qui se dévoile par morceaux, pan
après pan, telle une jeune femme se déshabille, mais dont le processus de
dénudation est un leurre destiné à cacher une vérité plus profonde encore.
Comme si l’énigme se dévoilait pour mieux revoiler
(même étymologie d’ailleurs que révéler)
l’essentiel. Pour le dire plus simplement : c’est une énigme dont le
déchiffrement vise à cacher la vérité. Pas étonnant dès lors que la figure de
l’enquêteur finisse par se confondre avec celle du criminel (exemplairement le
personnage de Peter Neal et bien sûr la fameuse scène où le corps du policier
s’évanouit devant celui du criminel).
Argento revendique donc très explicitement un héritage
sherlocko-freudien mais qu’il traite de façon presque ironique et qu’il tente
de pousser à ses plus extrêmes conséquences. Que dit Ténèbres en effet ? Que l’interprétation, l’enquête elle-même,
est un ingrédient du crime en tant que tel. Le fait même que nous devons
interpréter le monde prouve que nous l’avons déjà perdu et fait de nous des
coupables potentiels. C’est la raison pour laquelle le point de vue du
spectateur se confond si souvent avec celui du criminel : voilà le regard
conjugué de deux bannis, exclus d’une image source, d’un monde perdu.
Revenons donc à la fameuse scène primitive de Ténèbres et tentons de l’interpréter
puisque nous sommes déjà en enfer. Cette séquence se décompose en quatre
temps :
1-Le temps édénique du désir innocent et
indifférencié : les prémices d’une partouze s’esquissent sur une plage
vide. Ce qui semble être une jeune femme (mais les genres et les affinités
semblent se mêler) commence à se dénuder pour s’offrir à un groupe de jeunes
hommes.
2- Le temps du surgissement d’une violence dans l’expression
d’un désir singulier : quelqu’un qu’on imagine être Peter met une gifle à
la jeune femme transsexuelle. La spécificité de cette pulsion individuelle
brise l’harmonie du groupe.
3 - Le temps de l’humiliation collective visant à punir le
désirant fauteur de troubles : la jeune femme trans crache sur Peter Neal
et lui enfonce son talon aiguille dans la bouche.
4- Le temps de la vengeance de Peter Neal qui poignarde la
jeune trans.
On voit par quels mécanismes un désir brut, aussi innocent
soit-il originellement, dégénère inéluctablement en Mal en raison de son
incapacité à se fondre dans un tout
harmonieux - le fantasme originel de fusion étant contrecarré par la
singularité et la différence du désir de chacun. Autrement dit : aussi
semblables que nous puissions être, quelque chose nous sépare irrémédiablement
les uns des autres et ce quelque chose est l’expression même de notre désir,
unique et incommensurable. Voilà sans doute la cause de tous les maux du monde,
et à partir de là par exemple, la question de la domination, masculine ou
féminine, prend un autre relief plus éclairant, puisqu’à moins d’un merveilleux
malentendu faisant croire aux parties qu’elles sont faites l’une pour l’autre,
il faut bien que l’un(e) accepte de devenir l’objet de l’autre et vice versa
dans le meilleur des cas, afin d’établir un contrat, disharmonieux certes, mais
à peu près équitable, chacun y retrouvant son compte. Or chez Argento, ce
projet de contrat est toujours contrarié, l’objet du désir se refusant sans
cesse et frustrant le désirant au point de le rendre mauvais. Il y a
fondamentalement dans Ténèbres, cette
désillusion amoureuse, ce pessimiste conjugal qui imprègne tout et laisse
accroire qu’on ne peut se fier à personne au monde. Ainsi de Tilde rendue
furieuse par l’infidélité de son amante ou encore la jeune Maria proférant un
« non ! » presque sans raison à son ami motard, crachant
vulgairement dans son sillage (à la manière de la jeune femme de la plage et
réactivant par ces gestes les mécanismes du traumatisme originel qui va venir
immédiatement la broyer)… Tous les crimes sont précédés de ces scènes de
ménages ou par ces saynètes rituelles illustrant l’incompatibilité des désirs
individuels. C’est pourquoi ce qui prélude les crimes apparait toujours comme quelque
chose d’assez arbitraire et farfelu d’un point de vue scénaristique. En effet,
pourquoi un clochard, personnage surgi de nulle part et complétement extérieur
à l’histoire, viendrait faire des avances à la première victime avant qu’elle
soit tuée pour de toutes autres raisons ? Pourquoi le couple de lesbiennes
se dispute avant d’être massacré ? Pourquoi un chien bondit hors de son
enclos et course Maria avant que celle-ci soit massacrée ? Pourquoi des
inconnus se disputent sur la place avant l’assassinat de l’agent Bullmer ?
Pourquoi plus généralement toutes les scènes de meurtres sont ainsi précédées
par des incidents qu’on dirait sans rapport avec les causes du meurtre à
proprement parler ? Pour montrer que le crime n’est en réalité que la
manifestation d’un mal plus profond, la cerise sur un gâteau déjà entamé depuis
longtemps, la déchirure de l’écran qui sépare les humains les uns des autres et
les empêche de faire un.
L’hypothèse selon laquelle dans Ténèbres le Mal n’est rien d’autre que la constatation amère de
cette séparation émerge dès le début assez mystérieux du film. Derrière son
sourire de façade, n’est-ce pas un échec conjugal que Peter Neal laisse
derrière lui en s’envolant de Kennedy Airport ? N’est-ce pas cette
souillure et ce temps arrêté de l’amour qu’il emporte dans ses bagages vers Rome ?
Ténèbres est un grand film sur la
solitude essentielle et l’incompréhension définitive entre les êtres ;
tout le monde s’y sourit, communique, discute, s’interviewe, s’interroge,
s’appelle mais tout le monde se ment et personne ne se comprend ou se soutient.
On aurait presque envie de retrouver dans ce sombre univers les principes
hérétiques de la doctrine cathare qui voulait que l’univers soit la création
d’un démiurge mauvais. Et peut-être en effet faut-il voir en Peter Neal un
enfant expulsé du jardin d’eden ayant embarqué avec lui le monde entier dans sa
chute. Ambigu, puéril et démoniaque, le personnage nous fascine toujours un peu
plus à chaque nouvelle vision du film et nous émeut même par sa tentative de se
sauver par l’art, sublimant sa souffrance par l’écriture et transformant sa
chute en ascension sociale. Calme bloc
ici-bas chu d’un désastre obscur, son livre Ténèbres est le tombeau dans lequel il cherche à contenir ses
pulsions les plus folles, remplaçant la mort par le mot (sans en avoir l’r).
Telle est la fonction frigorifique de l’art, qui est un purgatoire finalement,
un lieu où l’on congèle, cristallise, le crépitement sauvage de nos blessures.
A cet aune, il n’est pas étonnant que Peter Neal nous apparaisse d’abord tout
habillé de bleu comme le glaçon qu’il a appris à être, lisse et fuyant. C’est par
le feu de la lecture d’un admirateur mal intentionné que cette carapace de
civilité finira par fondre et rappellera l’artiste à sa sauvagerie première.
Damné comme Faust, Peter Neal pourrait lui aussi prononcer ces vers sublimes
qui lui vont, si j’ose dire, comme un gant :
« Si je pouvais
écarter la magie de ma route,
Désapprendre tout à
fait les formules de sorcellerie,
Si je me tenais, ô Nature
! face à toi, rien qu'un homme,
Alors cela vaudrait la
peine d'être humain.
Je l'étais autrefois,
avant de la chercher dans les ténèbres,
Avant de maudire le
monde et moi-même en des mots sacrilèges.
À présent, l'air est
rempli de ces fantômes que nul ne sait comment éviter.
Même si un jour nous
sourit, clair et raisonnable, la nuit nous entortille dans un filet de rêves.
»
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