jeudi 31 octobre 2013

SNOWPIERCER de Bong Joon-ho



Par quelque bout qu'on le prenne, Snowpiercer échappe, fuyant comme une anguille. D'où cette impression désagréable d'avoir affaire à un film qui ne nous regarde jamais dans les yeux, un peu faux-jeton. Son côté grotesque et satirique - une marque de fabrique chez Bong Joon-ho – ici contamine tout, démoralise tout, de la tête aux pieds, digérant la quasi-totalité des situations et des personnages, du meneur Curtis jusqu'au spectateur lui-même qui, bon public, avait d'abord cru à la révolte et se retrouve aussi dépité que le héros quand il s'aperçoit que toute cette histoire se mord la queue. Tout élan, qu'il soit d'amour sincère ou de révolte brute, y est castré d'avance, mutilé, auto-régulé à la façon de nutriments dans le gigantesque intestin roulant que représente le train.
Dans The Host, si le combat tragi-comique de la famille Park contre le monstre aquatique fonctionnait à merveille, c'était qu'il se tenait sur terre, à ciel ouvert, conférant à chacun des protagonistes une liberté de mouvement et donc une possibilité d'évolution, aussi burlesque fût-elle. Le monde était un terrain accidenté, corrompu, pollué mais qui donnait tout de même à cette famille de bras cassés la possibilité de faire face. Dans Snowpiercer, toute famille humaine (et le regard du spectateur avec) est perdue d'avance dans la mesure où elle a été préalablement absorbée par le monstre froid, évoluant dorénavant à l'intérieur de son ventre, soumise à la sophistication de son système digestif et contrainte à un seul mouvement : avancer.
Bong Joon-ho a beau varier les ambiances en fonction des wagons traversés et tenter par le mouvement incessant de sa caméra de multiplier les perspectives pour offrir un peu d'air à l'ensemble, le film laisse toujours cette impression pénible et étouffante d'avancer dans sa propre gangue. Chaque péripétie n'y apparaît que comme la résultante d'un processus mécanique qui englobe toute liberté humaine (la seule liberté absolue que possèdent les hommes dans le film est le sacrifice). C'est comme si le malthusianisme appliqué du sinistre Wilford (Ed Harris) empêchait jusqu'au scénario de se déployer, vitrifiant tout bourgeon narratif. Bref, « le film paraît un peu académique, comme tous les films qui font peser sur les destins singuliers des personnages une ombre plus grande qu'eux.1 »

Reste tout de même les figures de Minsoo et de Yona, génialement interprétées par Song Kang-ho et Ko Ah-sung déjà père et fille dans The Host. Bong Joon-ho aurait aimé en faire, on le sent, les vrais héros du film. Leur force en tant que personnages (un peu punks, un peu médiums), mais leur faiblesse en termes de narration (ils sont comme bouturés au récit), c'est d'être non tributaires du dispositif initial qui soumet tous les autres personnages à un processus de dégradation. Ils sortent comme des deus ex machina de leur boîte, seuls à avoir gardé leur humanité intacte (et quelques clopes avec), libres et sauvages. Dans ce film constipé, pris au piège de sa propre démonstration, ils auront le rôle vertueux entre tous de laxatifs (ils font sauter les portes) et lui offriront finalement la seule issue possible : le déraillement.

1 - Serge Daney à propos d'Une affaire de femmes de Chabrol dans L'exercice a été profitable, POL, p. 134

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